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CORRESPONDANCE.

8840. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 13 de mai ; je ne voudrais pas dater du 14[1].

Je me hâte, mon cher et illustre ami, de vous faire part d’une nouvelle qui ne peut manquer de vous être agréable : M. le duc d’Albe, un des plus grands seigneurs d’Espagne, homme de beaucoup d’esprit, et le même qui a été ambassadeur en France sous le nom de duc d’Huescar, vient de m’envoyer vingt louis pour votre statue. La lettre qu’il m’écrit à ce sujet est pleine des choses les plus honnêtes pour vous. « Condamné, me dit-il, à cultiver en secret ma raison, je saisirai avec transport cette occasion de donner un témoignage public de ma gratitude et de mon admiration au grand homme qui le premier m’en a montré le chemin. » M. le chevalier de Magalon, qui est ici chargé des affaires d’Espagne, m’a mandé, en m’envoyant la souscription de M. le due d’Albe, que cet amateur éclairé des lettres et de la philosophie me priait d’être auprès de vous l’interprète de tous ses sentiments. Vous ne feriez pas mal, mon cher maître, d’écrire un mot de remerciement à M. le duc d’Albe, à Madrid. Vous pourriez lui parler, dans votre réponse, d’une traduction espagnole de Salluste[2], faite par l’infant don Gabriel, que peut-être l’infant vous aura déjà envoyée, et qui est, à ce que disent les Espagnols, très-bien écrite. On dit ce jeune prince fort instruit, et passionné pour les lettres. Elles ont grand besoin de trouver quelques princes qui les aiment ; il s’en faut bien que tous pensent ainsi.

Votre Childebrand[3] (car je ne puis me résoudre à lui donner un autre nom n’en agit pas à votre égard comme M. le duc d’Albe, qui aurait mieux mérité que lui la dédicace des Lois de Minos. Il a demandé à Lekain (le fait n’est que trop vrai, et M. d’Argental pourra vous l’assurer si vous en doutez) une liste de douze tragédies pour être jouées aux fêtes de la cour et à Fontainebleau. Lekain lui a porté cette liste, dans laquelle il avait mis, comme de raison, quatre ou cinq de vos pièces, et entre autres Rome sauvée et Oreste. Childebrand les a effacées toutes, à l’exception de l’Orphelin de la Chine, qu’il a eu la bonté de conserver ; mais devinez ce qu’il a mis, à la place de Rome sauvée et d’Oreste ! Catilina et Électre de Crébillon. Je vous laisse, mon cher maître, faire vos réflexions sur ce sujet, et je vous invite à dédier à cet amateur des lettres votre première tragédie. Vous voyez qu’il a bien profité des leçons que vous lui avez données. Vous pourrez au moins lui faire vos remerciements du zèle qu’il témoigne pour vous servir.

En vérité, mon cher maître, je suis navré que vous soyez dupe à ce point, et que vous le soyez d’un homme si vil. Si vous cherchez de l’appui

  1. Sans doute parce que le 14 mai est l’anniversaire de l’assassinat de Henri IV.
  2. La Conjuration de Catilina y la Guerra de Jugurtha, por Cayo Salustio Crispo Madrid, Ibarra, 1772, in-folio ; chef-d’œuvre typographique.
  3. Le maréchal de Richelieu.