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CORRESPONDANCE.

8715. — À MADAME LA COMTESSE DE SAINT-POINT.
Ferney, 25 décembre.

Monsieur votre fils veut donc que je mange tous ses fromages de Roquefort ? Il est vrai qu’ils sont excellents ; mais vous poussez vos bontés trop loin, et malheureusement je n’ai rien à vous présenter qui soit digne de vous. Notre pays ne produit que des neiges ; mais aussi elles durent très-longtemps.

Permettez-moi de vous souhaiter une bonne année sans neige, et accompagnée de beaucoup de fromages.

J’ai l’honneur d’être avec bien du respect, madame, etc. V.

8716. — DE M. D’ALEMBERT.
À Paris, ce 26 décembre.

Oui, oui, assurément, mon cher et illustre ami, je ferai lire à tout le monde, sans néanmoins en laisser prendre de copies, la charmante lettre que le roi de Prusse vous a écrite[1]. Cette lettre fait honneur, d’abord au prince qui sait écrire ainsi, ensuite à vous qui n’en avez pas trop besoin, et enfin aux lettres et à la philosophie, qui ont besoin de cette consolation, dans l’état d’oppression où elles gémissent. Vous ne sauriez croire à quelle fureur l’inquisition est portée. Les commis à la douane des pensées, se disant censeurs royaux, retranchent, des livres qu’on a la bonté de leur soumettre, les mots de Superstition, de Tyrannie, de Tolérance, de Persécution, et même de Saint-Barthélemy ; car soyez sûr qu’on voudrait en faire une de nous tous.

Voilà les cuistres de l’université qui viennent de sonner un nouveau tocsin. Dirigés par le recteur Coge pecus, qui est à leur tête, ils viennent de proposer pour le sujet d’éloquence latine qu’ils proposent tous les ans pour prix à tous les autres cuistres du royaume : « Non magis Deo quam regibus infensa est ista quæ vocatur hodie philosophia. » Admirez néanmoins avec quelle bêtise cette belle question est énoncée ! car ce beau latin, traduit littéralement, veut dire que la philosophie n’est pas plus ennemie de Dieu que des rois, ce qui signifie, en bon français, qu’elle n’est ennemie ni des uns ni des autres. Voyez avec quel jugement ces marauds savent rendre ce qu’ils veulent dire. Il me semble que ce serait bien le cas de répondre à leur belle question, non en latin, mais en bel et bon français, pour être lu par tout le monde[2]. Il faudrait que l’auteur fit semblant d’en-

  1. Celle du 4 décembre, No 8701. Mais la lettre que Voltaire a dû écrire, en envoyant la copie, manque.
  2. Voltaire, à ce sujet, composa son Discours de Me Belleguier ; voyez tome XXIX, page 7.