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ANNÉE 1771.

sensible au mérite qui brille dans votre ouvrage. Vous êtes presque le seul qui avez su joindre le goût de la poésie à celui de l’histoire naturelle. Je vous félicite sur ce beau succès dans les deux genres ; mon triste état m’a fait renoncer à l’un et à l’autre : vos talents me servent de consolation.

Voltaire.
8437. — DE M. HELVÉTIUS[1].

Monsieur, une indisposition de ma fille m’a retenu à ma campagne quinze jours de plus qu’à l’ordinaire ; c’est dans ma terre que j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Je serai dans huit jours à Paris ; à mon arrivée je ferai tenir à M. Lutton la lettre que vous m’adressez pour lui. Je vous remercie bien des notes que vous m’avez envoyées. Vous avez le tact bien sûr ; la note 4 et la dernière sont celles qui ont dû paraître le plus paradoxales.

Le plan de l’ouvrage De l’Esprit ne me permettant pas de tout dire sur ce sujet, je m’attendais, lorsque je le donnai au public, qu’on m’attaquerait sur ces deux points, et j’avais déjà préparé ma réponse dans un ouvrage dont le plan me permettrait de m’étendre sur ces deux questions. Cet ouvrage est fait ; mais il ne m’est pas possible de le faire imprimer sans m’exposer à des persécutions, maintenant que notre parlement est composé de prêtres et que notre inquisition est plus sévère que celle d’Espagne. Cet ouvrage, où je traitais bien ou mal une infinité de questions piquantes, ne peut paraître qu’à ma mort.

Si vous veniez à Paris, je serais ravi de vous le communiquer, mais comment vous en donner un extrait dans une lettre ? C’est sur une infinité d’observations fines que j’établis mes principes ; la copie de ces observations serait très-longue. Il est bien vrai qu’avec un homme d’autant d’esprit que vous on peut enjamber sur bien des raisonnements, et qu’il suffit de lui montrer de loin en loin quelques jalons pour qu’il devine tous les points par lesquels la route doit passer.

Si toutes les idées nous viennent par les sens, c’est que nous n’avons que des sens.

Examinez donc ce que c’est en nous que l’âme, après en avoir abstrait la mémoire, qui est un organe physique qu’on perd par un coup, une apoplexie, etc. L’âme se trouvera réduite à la seule faculté de sentir. Pour avoir ce qu’on appelle de l’esprit, il faut pouvoir comparer nos sensations entre elles. Aussi, chez les Grecs, les muses sont-elles les filles de Mnémosine. L’imbécile qu’on met sur le pas de sa porte n’est qu’un homme qui a perdu la mémoire.

    Lacroix a publiée dans l’Amateur d’autographes du 16 décembre 1863. Malgré le mauvais goût de cette lettre, Voltaire lui répondit poliment, et lui écrivit même plusieurs autres billets insérés dans sa correspondance générale. (H. B.)

  1. Correspondance de Grimm, etc. Édition Tourneux, tome X, page 104.