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CORRESPONDANCE.

Vous approchez de la soixante-dixième, et moi de la soixante-dix-huitième. Voilà le temps de songer bien sérieusement à la conservation du reste de son être, de se prescrire un bon régime, et de se faire des plaisirs faciles qui ne laissent après eux aucune peine. Je tâche d’en user ainsi. J’aurais voulu partager cette petite philosophie avec vous, mais ma destinée veut que je meure à Ferney. J’y ai établi une colonie d’artistes, qui a besoin de ma présence. C’est une grande consolation que de rendre ses derniers jours utiles, et ce plaisir tient lieu de tous les plaisirs.

Adieu ; portez-vous bien, et conservez-moi une amitié dont je sens le charme aussi vivement que si je n’avais que trente ans.

8392. — À M. MARMONTEL.
21 octobre

Mon cher ami, après les aventures des Bélisaire et des Fénelon[1], il ne nous reste plus que d’adorer en silence la main de Dieu qui nous châtie. Les jésuites ont été abolis, les parlements ont été réformés, les gens de lettres ont leur tour. Bergier, Riballier, Coger pecus et omnia pecora, auront seuls le droit de brouter l’herbe. Vous m’avouerez que je ne fais pas mal d’achever tout doucement ma carrière dans la paix de la retraite, qui seule soutient le reste de mes jours très-languissants.

Heureux ceux qui se moquent gaiement du rendez-vous donné dans le jardin pour aller souper en enfer, et qui n’ont point à faire à des fripons gagés pour abrutir les hommes, pour les tromper, et pour vivre à leurs dépens ! Sauve qui peut !

Dieu veuille qu’en dépit de ces marauds-là vous puissiez choisir, pour remplir le nombre de nos Quarante, quelque honnête homme franc du collier, et qui ne craigne point les cagots ! Il n’y a plus moyen d’envoyer un seul livre à Paris. Cela est impraticable, à moins que vous ne trouviez quelque intendant ou fermier des postes qui soit assez hardi pour s’en charger : encore ne sais-je si cette voie serait bien sûre. Figurez-vous que tous les volumes de Questions sur l’Encyclopédie qui ont été imprimés jusqu’ici l’ont été à Genève, à Neuchâtel, dans Avignon, dans Amsterdam ; que toute l’Europe en est remplie, et qu’il n’en peut entrer dans Paris un seul exemplaire. On protégeait autrefois les belles-lettres en France ; les temps sont un peu changés.

Vous faites bien, mon cher confrère, de vous amuser de

  1. Voyez lettre 8381.