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CORRESPONDANCE.
8387. — DE CATHERINE II[1],
impératrice de russie.
Pétersbourg, 6-17 octobre 1771.

Monsieur, j’ai à vous fournir un petit supplément à l’article Fanatisme, qui ne figurera pas mal aussi dans celui des Contradictons, que j’ai lu avec la plus grande satisfaction dans le livre des Questions sur l’Encyclopédie. Voici de quoi il s’agit.

Il y a des maladies à Moscou : ce sont des fièvres pourprées, des fièvres malignes, des fièvres chaudes avec taches et sans taches, qui emportent beaucoup de monde, malgré toutes les précautions qu’on a prises. Le grand maître comte Orlof m’a demandé en grâce d’y aller pour voir sur les lieux quels seraient les arrangements les plus convenables à prendre pour arrêter ce mal. J’ai consenti à cette action si belle et si zélée de sa part, non sans sentir la plus vive peine sur le danger qu’il va courir.

À peine était-il en chemin depuis vingt-quatre heures, que le maréchal Soltikof m’écrivit la catastrophe suivante, qui s’est passée à Moscou du 15 au 16 septembre, vieux style.

L’archevêque de cette ville, nommé Ambroise, homme d’esprit et de mérite, ayant appris qu’il y avait depuis quelques jours une grande affluence de populace devant une image qu’on prétendait qui guérissait les malades (lesquels venaient expirer aux pieds de la sainte Vierge), et qu’on y portait beaucoup d’argent, envoya mettre son sceau sur cette caisse, pour l’employer ensuite à quelques œuvres pieuses : arrangement économique que chaque évêque est très en droit de faire dans son diocèse. Il est à supposer qu’il avait intention d’ôter cette image, comme cela s’est pratiqué plus d’une fois, et que ceci n’était qu’un préambule. Effectivement, cette foule de monde, rassemblée dans un temps d’épidémie, ne pouvait que l’augmenter. Mais voici ce qui arriva. Une partie de cette populace se mit à crier : « L’archevêque veut voler le trésor de la sainte Vierge ; il faut le tuer. » L’autre prit parti pour l’archevêque. Des paroles ils en vinrent aux coups. La police voulut les séparer, mais la police ordinaire n’y put suffire. Moscou est un monde, non une ville. Les plus furieux se mirent à courir vers le Kremlin ; ils enfoncèrent les portes du couvent où réside l’archevêque ; ils pillèrent ce couvent, s’enivrèrent dans les caves, où beaucoup de marchands tiennent leurs vins ; et n’ayant point trouvé celui qu’ils cherchaient, une partie s’en alla vers le couvent nommé Donskoï, d’où ils tirèrent ce vieillard et le massacrèrent inhumainement ; l’autre resta à se battre en partageant le butin.

Enfin le lieutenant général Yéropkine arriva avec une trentaine de soldats qui les obligèrent bien vite à se retirer, et les plus mutins furent pris.

  1. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances, etc., publiée par la Société impériale de l’histoire de Russie, tome XV, page 175.