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ANNÉE 1771.

troupes dans les premiers jours de juillet. Cet exemple a été suivi par plus de deux cent mille Tartares qui demeurent sur les îles et sur la terre ferme.

L’amiral Séniavine, qui est sorti avec sa flottille du canal, a donné la chasse à quatorze bâtiments ennemis pour s’amuser ; un brouillard cependant les a sauvés de ses griffes.

N’est-il pas vrai que voilà bien des matériaux pour corriger les cartes géographiques ? On a entendu nommer, dans cette guerre, des endroits dont on n’avait jamais ouï le nom ci-devant, et que les géographes disaient déserts. N’est-il pas vrai aussi que je fais des conquêtes comme quatre ? Vous direz qu’il ne faut pas beaucoup d’esprit pour s’emparer de villes abandonnées. Voila aussi peut-être la raison qui m’empêche d’être, comme vous dites, d’une fierté insupportable.

A propos de fierté, j’ai envie de vous faire sur ce point ma confession plénière. J’ai eu de grands succès durant cette guerre ; je m’en suis réjouie très-naturellement ; j’ai dit : La Russie sera bien connue par cette guerre ; on verra que cette nation est courageuse, infatigable, qu’elle possède des hommes d’un mérite éminent, et qui ont toutes les qualités qui forment les héros ; on verra qu’elle ne manque point de ressources, que ses ressources ne sont point usées ; mais qu’elle peut se défendre et faire la guerre avec aisance et vigueur lorsqu’elle est attaquée injustement.

Toute pleine de ces idées, je n’ai jamais fait réflexion à Catherine, qui, à quarante-deux ans, ne saurait croître ni de corps ni d’esprit, mais qui, par l’ordre naturel des choses, doit rester et restera comme elle est : par conséquent donc d’où la fierté lui viendrait-elle ? Ses affaires vont-elles bien, elle dit tant mieux ; si elles allaient moins bien, elle emploierait toutes ses facultés à les remettre dans la meilleure des lisières possibles selon son entendement.

Voilà mon ambition, et je n’en ai point d’autre ; ce que je vous dis est vrai, fiez-vous-y. J’irai plus loin : je vous dirai que, pour épargner le sang humain, je souhaite sincèrement la paix ; mais cette paix est très-éloignée encore, quoique les Turcs, par d’autres motifs, la souhaitent ardemment. Ces gens-là ne savent pas la faire.

Je désire également la pacification des querelles déraisonnables de la Pologne. J’ai affaire la à des têtes écervelées, dont chacune, au lieu de contribuer à la paix commune, bien au contraire y nuit par caprice et par légèreté. Mon ambassadeur a publié une déclaration qui devrait leur ouvrir les yeux, et les ramener à la raison s’ils en sont susceptibles ; mais il est à parier qu’ils laisseront venir les dernières extrémités avant que de se porter à choisir un parti sage et convenable. Les tourbillons de Descartes n’existèrent jamais qu’en Pologne. La, chaque tête est un tourbillon qui tourne continuellement autour d’elle-même, et qui n’est arrêté quelquefois que par hasard, mais jamais par la raison ou le jugement.

Je n’ai point encore reçu ni vos Questions, ni vos montres de Ferney : je ne doute point que l’ouvrage de vos fabricants ne devienne parfait, puisqu’ils le font sous vos yeux. Je me flatte que le carillon qu’ils feront pour Sainte-Sophie, lorsque nous l’aurons, sera leur chef-d’œuvre ; seulement je