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CORRESPONDANCE.

Les esquisses légers de mes faibles crayons,
Je les dépêche tous pour ces heureux cantons
Ce poëte Où le plus bel esprit de France,
Ce poëte Le dieu du goût, le dieu des vers,
Ce poëte Naguère a pris sa résidence.
Ce poëte C’est jeter par extravagance
Ce poëte Une goutte d’eau dans les mers.


Mais cette goutte d’eau rapporte des intérêts usuraires : une lettre de votre part, et un volume de Questions encyclopédiques. Si le peuple était instruit de ces échanges littéraires, il dirait que je jette un morceau de lard après un jambon ; et, quoique l’expression soit triviale, il aurait raison.

On n’entend guère parler ici du pape : je le crois perpétuellement en conférence avec le cardinal de Bernis, pour convenir du sort de ces bons pères jésuites. En qualité d’associé de l’ordre, j’essuierais une banqueroute de prières si Rome avait la cruauté de les supprimer. On n’entend pas non plus des nouvelles du Turc ; on ne sait à quoi Sa Hautesse s’occupe ; mais je parierais bien que ce n’est pas à grand’chose. La Porte vient pourtant, après bien des remontrances, de relâcher M. Obreskoff[1], ministre de la Russie, détenu contre le droit des gens, dont cette puissance barbare n’a aucune connaissance. C’est un acheminement à la paix qui va se conclure pour le plus grand avantage et la plus grande gloire de votre impératrice.

Je vous félicite du nouveau ministre[2] dont le Très-Chrétien a fait choix. On le dit homme d’esprit en ce cas vous trouverez en lui un protecteur déclaré. S’il est tel, il n’aura ni la faiblesse ni l’imbécillité de rendre Avignon au pape. On peut être bon catholique, et néanmoins dépouiller le vicaire de Dieu de ces possessions temporelles qui distraient trop des devoirs spirituels, et qui font souvent risquer le salut.

Quelque fécond que ce siècle soit en philosophes intrépides, actifs, et ardents à répandre des vérités, il ne faut point s’étonner de la superstition dont vous vous plaignez en Suisse : ses racines tiennent à tout l’univers ; elle est la fille de la timidité, de la faiblesse, et de l’ignorance. Cette trinité domine aussi impérieusement dans les âmes vulgaires qu’une autre trinité dans les écoles de théologie. Quelles contradictions ne s’allient pas dans l’esprit humain ! Le vieux prince d’Anhalt-Dessau, que vous avez vu, ne croyait point en Dieu ; mais, allant à la chasse, il rebroussait chemin s’il lui arrivait de rencontrer trois vieilles femmes : c’était un mauvais augure. Il n’entreprenait rien un lundi, parce que ce jour était malheureux. Si vous lui en demandiez la raison, il l’ignorait[3]. Vous savez ce qu’on rapporte de Hobbes incrédule le jour, il ne couchait jamais seul la nuit, de peur des revenants.

Qu’un fripon se propose de tromper les hommes, il ne manquera pas de

  1. Voyez lettre 8245.
  2. Le duc d’Aiguillon.
  3. La superstition populaire attribuait à ce même prince d’Anhalt un pouvoir surnaturel.