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CORRESPONDANCE.

ne se soucierait pas beaucoup de celle-ci : aussi je me suis bien donné de garde de lui en parler, et encore plus de lui en faire parler par M. de Ximenès ; je lui ai seulement présenté les Guèbres pour l’amuser. Il viendra un temps où cette pièce paraîtra fort édifiante ; ce temps approche, et j’espère que mon héros vivra assez pour le voir.

Au reste, il sait que j’ai juré, depuis longtemps, d’obéir à ses ordres, et de ne jamais les prévenir ; de lui envoyer tout ce qu’il me demanderait, et de ne jamais rien lui dépêcher qu’il ne le demande, parce que je ne puis deviner ses goûts ; je ne dois rien lui présenter sans être sûr qu’il le recevra, et je ne veux rien faire qui ne lui plaise. Voilà mon dernier mot pour quatre jours que j’ai à vivre. Je vivrai et je mourrai son attaché, son obligé, et son berné.

7679. — À M. DE CHAMFORT.
À Ferney, 27 septembre.

Tout ce que vous dites, monsieur, de l’admirable Molière[1], et la manière dont vous le dites, sont dignes de lui et du beau siècle où il a vécu. Vous avez fait sentir bien adroitement l’absurde injustice dont usèrent envers ce philosophe du théâtre des personnes qui jouaient sur un théâtre plus respecté. Vous avez passé habilement sur l’obstination avec laquelle un débauché refusa la sépulture à un sage. L’archevêque Chanvallon mourut depuis, comme vous savez, à Conflans, de la mort des bienheureux, sur Mme de Lesdiguières[2], et il fut enterré pompeusement au son de toutes les cloches, avec toutes les belles cérémonies qui conduisent infailliblement l’âme d’un archevêque dans l’empyrée. Mais Louis XIV avait eu bien de la peine à empêcher que celui qui était supérieur à Plaute et à Térence ne fût jeté à la voirie : c’était le dessein de l’archevêque et des dames de la halle, qui n’étaient pas philosophes.

Les Anglais nous avaient donné, cent ans auparavant, un autre exemple ; ils avaient érigé, dans la cathédrale de Strafford, un monument magnifique à Shakespeare, qui pourtant n’est guère comparable à Molière ni pour l’art ni pour les mœurs.

Vous n’ignorez pas qu’on vient d’établir une espèce de jeux séculaires en l’honneur de Shakespeare en Angleterre. Ils vien-

  1. ans l’Éloge de Molière, ouvrage couronné par l’Académie française.
  2. Le 6 auguste 1695 ; voyez tome XXI, page 281.