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année 1769.

dour ; et malheureusement ces vers n’étaient pas mal tournés. Il les fit parvenir à Mme de Pompadour elle-même, avec un signet qui marquait la page où elle était insultée : cela est plus fort que les deux derniers chapitres.

On joua de pareils tours à Racine ; et le Misanthrope de Molière en cite un de cette espèce[1]. Ce qui m’étonne, c’est qu’on fasse de ces horreurs sans aucun intérêt que celui de nuire, et sans y pouvoir rien gagner.

Je conçois bien à toute force qu’on soit fripon pour devenir pape ou roi ; je conçois qu’on se permette quelques petites perfidies pour devenir la maîtresse d’un roi ou d’un pape ; mais les méchancetés inutiles sont bien sottes. J’en ai vu beaucoup de ce genre en ma vie ; mais, après tout, il y a de plus grands malheurs, et je n’en sais point de pires que la perte des yeux et de l’estomac.

Par quelle fatalité faut-il que la nature soit notre plus cruel ennemi ? Je commence déjà à redevenir votre confrère quinze-vingt, parce qu’il est tombé de la neige sur nos montagnes. Je pourrais bien aller passer mon hiver dans les pays chauds, comme font les cailles et les hirondelles, qui sont beaucoup plus sages que nous.

Vous m’avez parlé quelquefois d’un petit livre sur la raison des animaux[2] ; je pense comme l’auteur. Les essaims de mes abeilles se laissent prendre une à une pour entrer dans la ruche qu’on leur a préparée ; elles ne blessent alors personne, elles ne donnent pas un coup d’aiguillon. Quelque temps après, il vint des faucheurs qui coupèrent l’herbe d’un pré rempli de fleurs qui convenaient à ces demoiselles ; elles allèrent en corps d’armée défendre leur pré, et mirent les faucheurs en fuite.

Nos guerres ne sont pas si justes ; il s’en faut de beaucoup. Si on se contentait de défendre son bien, on n’aurait rien à se reprocher ; mais on prend le bien d’autrui, et cela n’est point du tout honnête.

Cependant il faut avouer que nous sommes un peu moins barbares qu’autrefois ; la société est un peu perfectionnée. Je m’en rapporte à vous, madame, qui en êtes l’ornement.

Je me mets à vos pieds.

  1. Acte V. scène i.
  2. Lettres sur les animaux ; voyez tome XXVIII, page 489.