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ANNÉE 1769.

J’ai aussi à vous consulter sur un point de jurisprudence. Un gros cultivateur, nommé Martin, d’un village du Barrois, ressortissant au parlement de Paris, est accusé d’avoir assassiné un de ses voisins. Le juge confronte les souliers de Martin avec les traces des pas auprès de la maison du mort. On trouve en effet que les vestiges des pas conviennent à peu près aux souliers : sur cette admirable preuve, Martin est condamné à la roue ; il est roué, et le lendemain le véritable meurtrier est découvert[1]. Je raconterai cette aventure au chevalier de La Barre dès que j’aurai l’honneur de le voir, ce qui arrivera dans peu.

À propos, le cuistre d’Annecy voulait m’intenter un procès criminel : il y a encore de belles âmes dans le monde.

Dites beaucoup de bien des Guèbres, je vous en prie ; criez bien fort : il faut qu’on les joue, cela est important pour la bonne cause. Je vous embrasse tendrement. Adieu ; mes respects au diable, car c’est lui qui gouverne le monde.

7633. — DE CATHERINE II[2],
impératrice de russie.
Pétersbourg, 4-15 août 1769.

J’ai reçu, monsieur, votre belle lettre du 26 février ; je ferai mon possible pour suivre vos conseils. Si Moustapha n’est pas rossé, ce ne sera pas assurément, ni votre faute, ni la mienne, ni celle de mon armée ; mes soldats vont à la guerre contre les Turcs comme s’ils allaient à une noce.

Puisque l’envie de faire cause commune contre les barbares est passée aux autres puissances de l’Europe, la Russie seule cueillera ces lauriers-ci, et son attention à bien battre ses ennemis ne sera point distraite par des combinaisons de campagnes concertées auxquelles souvent il n’y a eu que les ennemis qui aient gagné.

Si vous pouviez voir tous les embarras dans lesquels ce pauvre Moustapha se trouve à la suite du pas précipité qu’on lui a fait faire, contre l’avis du divan entier et des gens les plus raisonnables, il y aurait des moments où vous ne pourriez vous empêcher de le plaindre comme homme, et comme homme malheureux.

Il n’y a rien qui me prouve plus la part sincère que vous prenez à ce qui me regarde, que ce que vous me dites sur ces chars de nouvelle invention ; mais nos gens de guerre ressemblent à ceux de tous les autres pays : les nouveautés non éprouvées leur paraissent risqueuses.

  1. Voyez la lettre 7656.
  2. Collection de Documents, Mémoires et Correspondances relatifs à l’histoire de l’empire de Russie, etc. ; tome X, page 351.