Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/62

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de m’en donner. Vous savez, monsieur, combien je vous suis et serai toujours tendrement attaché.

P. S. Avertissez qu’on se taise chez vous sur nos affaires. J’ai des raisons pour vous en avertir.


6678. — À M. LE PRÉSIDENT DE RUFFEY[1].
À Ferney, le 15 janvier 1767.

Mon cher président, il est vrai que je suis environné de deux fléaux : dix pieds de neige et des dragons[2] ; toute communication avec Genève est interrompue ; nous éprouvons la plus cruelle disette, et j’ai cent bouches à nourrir par jour. Je ne réponds pas des filles de Tournay, mais je réponds des bois qui sont encore plus vieux que moi, et beaucoup plus gros, et en fort petite quantité[3] ; il n’y a que les taillis qui soient la proie du soldat, et M. le président de Brosses ne m’a point laissé de taillis. Il n’y a pas, Dieu merci, dans son bouquet, qu’il appelle forêt, de quoi faire deux moules de bois pour me chauffer. J’ai dix fois plus de bois à Ferney qu’il n’y en a à Tournay, et il faut que j’en achète pour quatre mille francs par an.

Si M. de Brosses m’avait connu, il aurait eu des procédés plus généreux avec moi. J’aimais Tournay, je me serais plu à l’embellir selon ma coutume. J’ai bâti onze maisons à Ferney, parmi lesquelles il y en a de très-jolies, et qui produisent des lods considérables[4] ; j’ai augmenté le nombre des charrues et quadruplé celui des habitants. J’en aurais usé ainsi à Tournay ; j’aurais eu son amitié, et il aurait retrouvé après ma mort la plus jolie terre de la province. Mais je l’ai entièrement abandonnée. J’ai donné le château pour rien à mes libraires, et le rural à un Suisse, qui m’en rend environ dix-sept cents livres, en comptant ce qu’il fournit en nature[5]. Il y a quatre ans que je n’y ai mis le pied M. de Brosses me l’a vendue à vie, à l’âge de soixante et six ans, quarante-cinq mille livres. J’ai fait en ma vie de plus grandes pertes.

  1. Éditeur, Th. Foisset.
  2. La frontière de France était garnie de troupes, à raison des troubles qui agitaient Genève malgré notre médiation. (Th. F.)
  3. Ceci a trait sans doute à quelques nouveaux abus de jouissance à Tournay, dont M. de Brosses avait entretenu M. de Ruffey, qui en avait écrit à Voltaire. (Th. F.)
  4. Les lods étaient un droit pécuniaire dû au seigneur lorsqu’un immeuble dépendant de sa terre changeait de main par vente, échange ou donation. (Th. F.)
  5. Voltaire varie continuellement sur cette évaluation. (Th. F.)