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CORRESPONDANCE.

palatin Charles-Louis contre le vicomte de Turenne. Vous pensez avec autant de sagacité que vous vous exprimez dans notre langue avec pureté. Je reconnais là il genio fiorentino[1]. Je ferai usage de vos conjectures dans la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV[2], qui est sous presse, et je serai flatté de vous rendre la justice que vous méritez. Voici, en attendant, tout ce que je sais de cette aventure, et les idées qu’elle me rappelle.

J’ai eu l’honneur de voir très-souvent, dans ma jeunesse, le cardinal d’Auvergne et le chevalier de Bouillon, neveu du vicomte de Turenne. Ni eux ni le prince de Vendôme ne doutaient du cartel ; c’était une opinion généralement établie. Il est vrai que tous les anciens officiers, ainsi que les gens de lettres, avaient un très-grand mépris pour le prétendu Du Buisson, auteur de la mauvaise Histoire de Turenne. Ce romancier Sandras de Courtilz, caché sous le nom de Du Buisson, qui mêlait toujours la fiction à la vérité, pour mieux vendre ses livres, pouvait très-bien avoir forgé la lettre de l’électeur, sans que le fond de l’aventure en fût moins vrai.

Le témoignage du marquis de Beauvau[3], si instruit des affaires de son temps, est d’un très-grand poids. La faiblesse qu’il avait de croire aux sorciers et aux revenants, faiblesse si commune encore en ce temps-là, surtout en Lorraine, ne me paraît pas une raison pour le convaincre de faux sur ce qu’il dit des vivants qu’il avait connus.

Le défit proposé par l’électeur ne me semble point du tout incompatible avec sa situation et son caractère ; il était indignement opprimé ; et un homme qui, en 1655, avait jeté un encrier à la tête d’un plénipotentiaire, pouvait fort bien envoyer un défi, en 1674, à un général d’armée qui brûlait son pays sans aucune raison plausible.

Le président Hénault[4] peut avoir tort de dire que M. de Turenne répondit avec une modération qui fit honte à l’électeur de cette bravade. Ce n’était point, à mon sens, une bravade ; c’était une très-juste indignation d’un prince sensible et cruellement offensé.

On touchait au temps où ces duels entre des princes avaient

  1. Colini était Florentin.
  2. Voyez tome XIV, page 268.
  3. Mémoires du marquis de B***, concernant ce qui s’est passé de plus mémorable sous le règne de Charles IV, duc de Lorraine et de Bar ; in-12 de 382 pages, sans indication de lieu d’impression.
  4. Nouvel Abrégé chronologique de l’Histoire de France, Paris, 1708, in-4°, page 649.