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ses innombrables armées, et le bonhomme qui cultive son jardin au pied du mont Caucase[1] est terriblement embarrassé par votre funeste ambition.

Permettez-moi la liberté grande[2] de vous dire que vous avez le diable au corps. Maman Denis et moi, nous nous jetons à vos pieds. Ce n’est pas les Genevois que vous punissez, c’est nous, grâce à Dieu. Nous sommes cent personnes à Ferney qui manquons de tout, et les Genevois ne manquent de rien. Nous n’avons pas aujourd’hui de quoi donner à dîner aux généraux de votre armée.

À peine l’ambassadeur de votre Sublime Porte eût-il assuré que le roi de Perse prenait les honnêtes Scythes sous sa protection et sauvegarde spéciale, que tous les bons Scythes s’enfuirent. Les habitants de Scythopolis peuvent aller où ils veulent, et revenir, et passer, et repasser, avec un passe-port du chiaoux Hennin ; et nous, pauvres Persans, parce que nous sommes votre peuple, nous ne pouvons ni avoir à manger, ni recevoir nos lettres de Babylone, ni envoyer nos esclaves chercher une médecine chez les apothicaires de Scythopolis.

Si votre tête repose sur les deux oreillers de la justice et delà compassion, daignez répandre la rosée de vos faveurs sur notre disette.

Dès qu’on eut publié votre rescrit impérial dans la superbe ville de Gex, où il n’y a ni pain ni pâte, et qu’on eut reçu la défense d’envoyer du foin chez les ennemis, on leur en fit passer cent fois plus qu’ils n’en mangeront en une année. Je souhaite qu’il en reste assez pour nourrir les troupes invincibles qui bordent actuellement les frontières de la Perse.

Que Votre Sublimité permette donc que nous lui adressions une requête qui ne sera point écrite en lettres d’or, sur un parchemin couleur de pourpre, selon l’usage, attendu qu’il nous reste à peine une feuille de papier, que nous réservons pour votre éloge.

Nous demandons un passe-port signé de votre main prodigue en bienfaits, pour aller, nous et nos gens, à Genève ou en Suisse, selon nos besoins ; et nous prierons Zoroastre qu’il intercède auprès du grand Orosmade, pour que tous les péchés de la chair que vous avez pu commettre vous soient remis.

  1. Voyez la dédicace des Scythes, tome VI, page 263.
  2. Expression des Mémoires de Grammont, chap. iii.