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CORRESPONDANCE.

sont pauvres et dépeuplés, tandis que l’Angleterre a doublé sa population depuis deux cents ans, et décuplé ses richesses. Vous savez que les querelles de religion, et l’horrible quantité de moines qui couraient comme des fous du fond de l’Égypte à Rome, ont été la vraie cause de la chute de l’empire romain ; et je crois fermement que la religion chrétienne a fait périr plus d’hommes depuis Constantin qu’il n’y en a aujourd’hui dans l’Europe.

Il est temps qu’on devienne sage ; mais il est beau que ce soit une femme qui nous apprenne à l’être. Le vrai système de la machine du monde nous est venu de Thorn[1], de cette ville où l’on a répandu le sang pour la cause des jésuites. Le vrai système de la morale et de la politique des princes nous viendra de Pétersbourg, qui n’a été bâtie que de mon temps, et de Moscou, dont nous avions beaucoup moins de connaissance que de Pékin.

Pierre le Grand comparait les sciences et les arts au sang qui coule dans les veines ; mais Catherine, plus grande encore, y fait couler un nouveau sang. Non-seulement elle établit la tolérance dans son vaste empire, mais elle la protège chez ses voisins. Jusqu’ici on n’a fait marcher des armées que pour dévaster des villages, pour voler des bestiaux, et détruire des moissons. Voici la première fois qu’on déploie l’étendard de la guerre uniquement pour donner la paix, et pour rendre les hommes heureux. Cette époque est, sans contredit, ce que je connais de plus beau dans l’histoire du monde.

Nous avons aussi des troupes dans ce petit pays de Ferney, où vous n’avez vu que des fêtes, et où vous avez si bien joué le rôle du fils de Mérope. Ces troupes y sont envoyées à peu près comme les vôtres le sont en Pologne, pour faire du bien, pour nous construire de beaux grands chemins qui aillent jusqu’en Suisse, pour nous creuser un pont sur notre lac Léman : aussi nous les bénissons, et nous remercions M. le duc de Choiseul de rendre les soldats utiles pendant la paix, et de les faire servir à écarter la guerre, qui n’est bonne à rien qu’à rendre les peuples malheureux.

Si vous allez ambassadeur à la Chine, et si je suis en vie quand vous serez arrivé à Pékin, je ne doute pas que vous ne fassiez des vers chinois comme vous en faites de français. Je vous prierai de m’en envoyer la traduction. Si j’étais jeune, je

  1. Cette ville est la patrie de Copernic ; voyez tome XIV, page 534.