Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome45.djvu/339

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
329
ANNÉE 1767

On y vieillit prodigieusement, mon cher Voltaire ; tout a bien changé depuis le temps passé que vous vous rappelez. Mon estomac, qui ne digère presque plus, m’a contraint de renoncer aux soupers. Je lis le soir, ou je fais conversation. Mes cheveux sont blanchis, mes dents s’en vont, mes jambes sont abîmées par la goutte. Je végète encore, et je m’aperçois que le temps fixe une différence sensible entre quarante et cinquante-six ans. Ajoutez à cela que depuis la paix j’ai été surchargé d’affaires, de sorte qu’il ne me reste dans la tête qu’un peu de bon sens, avec une passion renaissante pour les sciences et pour les beaux-arts. Ce sont eux qui font ma consolation et ma joie.

Votre esprit est plus jeune que le mien ; sans doute que vous avez bu de la fontaine de Jouvence, ou vous avez trouvé quelque secret ignoré des grands hommes qui vous ont devancé.

Vous allez retravailler le Siècle de Louis XIV ; mais n’est-il pas dangereux d’écrire les faits qui tiennent à nos temps ? C’est l’arche du Seigneur, il ne faut pas y toucher. Ceci me donne lieu de vous proposer un doute que je vous prie de résoudre. On dit le siècle d’Auguste, le siècle de Louis XIV : jusqu’à quel temps doit s’étendre ce siècle ? combien avant la naissance de celui qui lui donne son nom, et combien après sa mort ? Votre réponse décidera un petit différend littéraire qui s’est élevé ici à cette occasion.

J’envie à Lentulus le plaisir qu’il a eu de vous voir. Comme vous me parlez de lui, je suppose qu’il aura été à Ferney. Il vous aura vu facie ad faciem, comme le grand Condé mourant espérait voir Dieu[1]. Pour moi, je ne vois rien que mon jardin. Nous avons célébré des noces[2], et puis des fiançailles[3]. J’établis ma famille. J’ai plus de neveux et de nièces que vous n’en avez. Nous menons tous une vie paisible et philosophique.

On parle aussi peu des dissidents et de ce qu’ils décideront que des Genevois et des héros qui les entourent. Toutefois j’ai appris avec plaisir qu’on les laisse tranquilles. S’ils sont sages, ils auront hâte de s’accommoder, et de ne plus rechercher dorénavant l’arbitrage de voisins plus puissants qu’eux.

Vivez donc pour l’honneur des lettres ; que votre corps puisse se rajeunir comme votre esprit, et si je ne puis vous entendre, que je puisse vous lire, vous admirer, et faire des vœux pour le patriarche de Ferney !

Fédéric[4].
  1. Bossuet, Oraison funèbre de Louis de Bourbon, prince de Condé.
  2. Celles de la princesse Louise-Henriette-Wilhelmine, fille cadette de Henri, margrave de Schwedt, avec Léopold-Frédéric-François, prince régnant d’Anh alt-Dessau. Elles furent célébrées le 25 juillet.
  3. Le 27 eurent lieu les fiançailles de la princesse Wilhelmine, fille du prince de Prusse défunt, avec Guillaume, prince d’Orange.
  4. Il y a ici, dans Beuchot, une lettre à un ministre d’État qui n’est qu’un abrégé de la lettre au duc de Choiseul, du 13 juillet 1761 ; voyez tome XLI, page 364.