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Votre goût offensé haït l’absinthe amère[1].

Nous ne vous passerons pas cela. Le verbe haïr n’aura jamais deux syllabes à l’indicatif, je hais, tu hais, il hait ; vous auriez beau nous battre encore,

Nous pourrions bien haïr les infidélités
De ceux qui par humeur ont fait de sots traités ;
Nous pourrions bien haïr la fausse politique
De ceux qui, s’unissant avec nos ennemis,
Ont servi les desseins d’une cour tyrannique,
Et qui se sont perdus pour perdre leurs amis[2] ;


mais nous ne ferons jamais il hait de deux syllabes. Prenez, sire, votre parti Là-dessus, et ayez la bonté de changer ce vers ; cela vous sera bien aisé.

Où est le temps, sire, où j’avais le bonheur de mettre des points sur les i à Sans-Souci et à Potsdam ? Je vous assure que ces deux années ont été les plus agréables de ma vie. J’ai eu le malheur de faire bâtir un château sur les frontières de France et je m’en repens bien. Les Patagons, la poix-résine, l’exaltation de l’âme, et le trou pour aller tout droit au centre de la terre, m’ont écarté de mon véritable centre. J’ai payé ce trou bien chèrement[3]. J’étais fait pour vous. J’achève ma vie dans ma petite et obscure sphère, précisément comme vous passez la vôtre au milieu de votre grandeur et de votre gloire. Je ne connais que la solitude et le travail ; ma société est composée de cinq ou six personnes qui me laissent une liberté entière, et avec qui j’en use de même : car la société sans la liberté est un supplice. Je suis votre Gilles en fait de société et de belles-lettres.

J’ai eu ces jours-ci une très-légère attaque d’apoplexie, causée par ma faute. Nous sommes presque toujours les artisans de nos disgrâces. Cet accident m’a empêché de répondre à Votre Majesté aussitôt que je l’aurais voulu.

Le diable est déchaîné dans Genève. Ceux qui voulaient se retirer à Clèves restent. La moitié du conseil et ses partisans se sont enfuis ; l’ambassadeur de France est parti incognito, et est venu se réfugier chez moi.

  1. Frédéric profita de la critique, et, dans sa pièce intitulée le Stoïcien, qui fait partie de ses Œuvres posthumes, on lit :
    L’absinthe à votre goût est âpre et trop amère.
  2. Tancrède, acte I, scène ii.
  3. Ce fut le ridicule jeté par Voltaire sur ces idées de Maupertuis qui amena la brouille entre Frédéric et Voltaire.