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Je doute fort que M. de La Harpe, que je crois très-supérieur au Tassoni, veuille s’abaisser à traduire le Tassoni. La Secchia rapita est un très-plat ouvrage, sans invention, sans imagination, sans variété, sans esprit et sans grâces. Il n’a eu cours en Italie que parce que l’auteur y nomme un grand nombre de familles auxquelles on s’intéressait. Si on voulait faire un poëme burlesque, il faudrait choisir pour sujet les querelles de Genève[1], et surtout être plus plaisant que Tassoni, qui ne l’est point du tout en cherchant toujours à l’être.

Je vous suis très-obligé, monsieur, de la bonté que vous avez de m’envoyer le livre que j’estime le plus[2]. Je vous supplie de vouloir bien me mander dans quel temps il doit arriver à Lyon, afin de prendre des mesures pour le faire venir à Ferney. Toute communication est interrompue entre Lyon et Genève, et entre Genève et le pays de Gex. J’espère que, malgré ces obstacles, je ne serai pas privé du beau présent que vous voulez bien me faire. J’ai reçu les volumes de M. de Buffon, et je vous en remercie. Tout ce qui me viendra de vous me sera précieux, excepté les feuilles de l’Année littéraire, auxquelles je me flatte que vous avez renoncé. Un homme de lettres comme vous, qui imprime M. de Buffon, n’est pas fait pour imprimer des sottises du Pont-Neuf.

Au reste, monsieur, je voudrais pouvoir vous prouver l’estime que vous m’avez inspirée, quand j’ai eu le plaisir de vous voir à Ferney. Tous les gens qui pensent doivent ambitionner votre amitié, et c’est avec ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, etc.

6776. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Potsdam, 28 février.

Je félicite l’Europe des productions dont vous l’avez enrichie pendant plus de cinquante années, et je souhaite que vous en ajoutiez encore autant que les Fontenelle, les Fleury et les Nestor en ont vécu. Avec vous finit le siècle de Louis XIV. De cette époque si féconde en grands hommes, vous êtes le dernier qui nous reste. Le dégoût des lettres, la satiété des chefs-d’œuvre que l’esprit humain a produits, un esprit de calcul, voilà le goût du temps présent.

Parmi la foule de gens d’esprit dont la France abonde, je ne trouve pas de ces esprits créateurs, de ces vrais génies qui s’annoncent par de grandes

  1. Voyez lettre 6670.
  2. L’Encyclopédie.