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courage, quand on fait d’aussi beaux vers que vous, pour s’appesantir sur des matières contentieuses, et pour deviner l’esprit d’un testateur et l’esprit de la loi.

Ma mauvaise santé ne m’a jamais permis de me livrer aux affaires de ce monde ; c’est un grand service que mes maladies m’ont rendu. Je vis depuis quinze ans dans la retraite avec une partie de ma famille ; je suis entouré du plus beau paysage du monde. Quand la nature ramène le printemps, elle me rend mes yeux, qu’elle m’a ôtés pendant l’hiver ; ainsi j’ai le plaisir de renaître, ce que les autres hommes n’ont point.

Jean-Jacques, dont vous me parlez, a quitté son pays pour le vôtre, et moi j’ai quitté, il y a longtemps, le mien pour le sien, ou du moins pour le voisinage. Voilà comme les hommes sont ballottés par la fortune. Sa sacrée Majesté le Hasard décide de tout.

Le cardinal Bentivoglio, que vous me citez, dit à la vérité beaucoup de mal du pays des Suisses, et même ne traite pas trop bien leurs personnes ; mais c’est qu’il passa du côté du mont Saint-Bernard, et que cet endroit est le plus horrible qu’il y ait dans le monde. Le pays de Vaud au contraire, et celui de Genève, mais surtout celui de Gex, que j’habite, forment un jardin délicieux. La moitié de la Suisse est l’enfer, et l’autre moitié est le paradis.

Rousseau a choisi, comme vous le dites, le plus vilain canton de l’Angleterre : chacun cherche ce qui lui convient ; mais il ne faudrait pas juger des bords charmants de la Tamise par les rochers de Derbyshire. Je crois la querelle de M. Hume et de J.-J. Rousseau terminée, par le mépris public que Rousseau s’est attiré, et par l’estime que M. Hume mérite. Tout ce qui m’a paru plaisant, c’est la logique de Jean-Jacques, qui s’est efforcé de prouver que M. Hume n’a été son bienfaiteur que par mauvaise volonté : il pousse contre lui trois arguments qu’il appelle trois soufflets sur la joue de son protecteur[1]. Si le roi d’Angleterre lui avait donné une pension, sans doute le quatrième soufflet aurait été pour Sa Majesté. Cet homme me paraît complètement fou. Il y en a plusieurs à Genève. On y est plus mélancolique encore qu’en Angleterre ; et je crois, proportion gardée, qu’il y a plus de suicides à Genève qu’à Londres. Ce n’est pas que le suicide soit toujours de la folie. On dit qu’il y a des occasions où un sage

  1. Dans la lettre de J.-J. Rousseau à Hume, du 10 juillet 1766, il y a troisième soufflet sur la joue de mon patron.