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tés[1], et j’ai été fort aise que vous ayez donné le prix au jeune M. de La Harpe. Il a passé quelques jours dans mon ermitage ; et comme j’aime beaucoup à corrompre la jeunesse, je l’ai fort exhorté à suivre la détestable carrière des vers. C’est un homme perdu. Il fera certainement de bons ouvrages ; moyennant quoi il mourra de faim, sera honni et persécuté ; mais il faut que chacun remplisse sa destinée. La vôtre est de vivre heureux, de ne cultiver les lettres que pour votre plaisir, de vous partager très-prudemment entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je suis tout juste la moitié aussi prudent que vous ; la campagne seule peut me plaire, même pendant l’hiver.

Je suis bien aise que l’abbé Bazin vous ait amusé. Il y a un abbé Bazin à Paris qui croit avoir fait ce livre, et qui s’est plaint à moi assez plaisamment qu’on eût mis dans le titre, par feu M. l’abbé Bazin. Je lui ai prouvé que depuis Bazin, roi de Thuringe, il y avait eu plusieurs grands hommes de ce nom, et que ce n’était pas lui qui avait fait cette Philosophie. Je sais bien que des gens ont cru que j’étais de la famille des Bazin ; mais je n’ai point cette vanité. Ce livre est farci d’érudition orientale, dont on ne peut me soupçonner qu’avec une extrême injustice.

J’ai eu chez moi Mlle Clairon, qui a bien voulu jouer Aménaïde et Électre sur mon petit théâtre. Mme Denis a très-bien joué Clytemnestre ; Mme de Florian s’est tirée à merveille du rôle de la simple et tendre Iphise. Pour Mlle Clairon, elle nous a tous étonnés ; j’en suis encore transporté. Je crois qu’elle quitte le théâtre, moyennant quoi il faut qu’on le ferme.

Adieu, mon cher ami : toute la famille vous fait mille tendres compliments. Conservez votre santé.


6103. — À M. LE MARQUIS DE VILLETTE
1er septembre.

Il y a longtemps, monsieur, que je médite de vous écrire. Le séjour de Mlle Clairon m’a un peu dérangé ; et après son départ il a fallu réparer le temps que les plaisirs avaient dérobé à ma philosophie.

Je ne connaissais point le mérite de Mlle Clairon, je n’avais pas même l’idée d’un jeu si animé et si parfait. J’avais été accou-

  1. L’Académie de Rouen avait couronné le poëme de La Harpe intitulé la Délivrance de Salerne et la fondation du royaume des Deux-Siciles, 1765, in-8o.