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6626. — À M. LE CARDINAL DE BERNIS.
Ferney, 22 décembre.

Monseigneur, je souhaite la bonne année à Votre Éminence, s’il y a de bonnes années : car elles sont toutes assez mêlées, et j’en ai vu soixante-treize dont aucune n’a été fort bonne. Je ne m’imaginerai jamais que vous abandonniez entièrement les belles-lettres ; vous seriez un ingrat. Vous aimerez toujours les vers français, quand même vous feriez des hymnes latins. Je ne dis pas que vous aimerez les miens, mais vous me les ferez faire meilleurs. Vous m’avez accoutumé à prendre la liberté de vous consulter : je présente donc à votre muse archiépiscopale une tragédie[1] profane pour ses étrennes. Il m’a paru si plaisant de mettre sur la scène tragique une princesse qui raccommode ses chemises, et des gens qui n’en ont pas, que je n’ai pu résister à la tentation de faire ce qu’on n’a jamais fait. Il m’a paru que toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être traitées sans bassesse ; et quoique la difficulté d’ennoblir un tel sujet soit assez grande, le plaisir de la nouveauté m’a soutenu, et j’ai oublié le solve senescnetem[2] : mais, si vous me dites solve, je jette tout au feu. Jetez-y surtout ces étrennes si elles vous ennuient, et tenez-moi compte seulement du désir de vous plaire. Je me flatte que vous jouissez d’une bonne santé, et que vous êtes heureux. Je sais du moins que vous faites des heureux, et c’est un grand acheminement pour l’être. Vous faites de grands biens dans votre diocèse ; vous contemplez de loin les orages, et vous attendez tranquillement l’avenir.

Pour moi chéfif, je fais la guerre jusqu’au dernier moment, jansénistes, molinistes, Frérons, Pompignans, à droite, à gauche, et des prédicants, et J.-J. Rousseau. Je reçois cent estocades, j’en rends deux cents, et je ris. Je vois à ma porte Genève en combustion pour des querelles de bibus, et je ris encore ; et, Dieu merci, je regarde ce monde comme une farce qui devient quelquefois tragique.

Tout est égal au bout de la journée, et tout est encore plus égal au bout de toutes les journées.

Quoi qu’il en soit, je me meurs d’envie que vous soyez mon juge, et je vous demande en grâce de me dire si j’ai pu vous

  1. Les Scythes.
  2. Horace, livre I, ép. i, v, 8.