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ANNÉE 1766.

Avez-vous lu Eudocie ou Eudoxie, de M. de Chabanon ? En êtes-vous satisfaits ? Vous aurez une bonne tragédie de La Harpe, ou je suis bien trompé. Je corromps tant que je peux la jeunesse pour le service du tripot.

Le tripot de Genève va fort mal ; les médiateurs n’ont point réussi dans leur entreprise ; ils sont très-fâchés, ils menacent ; tout cela tournera mal. Je crois que vous avez fort mal fait de ne point venir ; vous auriez tout concilié, et la comédie, qui ne vaut pas le diable, aurait été au moins passable.

Je vous demande en grâce, quand vous ferez jouer Zulime à Mlle Durancy, de la lui faire jouer comme je l’ai faite, et non pas comme Mlle Clairon l’a jouée. Ce mot de Zulime, avec un cri douloureux : Ô mon père ! j’en suis indigne, fait un effet prodigieux. La manière dont les comédiens de Paris jouent cette scène est de Brioché.

Je meurs sans vous haïr… Ramire, sois heureux[1]
Aux dépens de ma vie, aux dépens de mes feux.

Comment ces malheureux ignorent-ils assez leur langue pour ne pas savoir que cette répétition, aux dépens, fait attendre encore quelque chose ; que c’est une suspension, que la phrase n’est pas finie, et que cette terminaison, aux dépens de mes feux, est de la dernière platitude ? Il n’y a pas jusqu’aux acteurs de province qui ne s’en aperçoivent. Mlle Clairon avait juré de gâter la fin de Tancrède. J’ai mille grâces à vous rendre d’avoir fait restituer par Mlle Durancy ce que Mlle Clairon avait tronqué. Un misérable libraire de Paris, nommé Duchesne, a imprimé mes pièces de la façon détestable dont les comédiens les jouent ; il a fait tout ce qu’il a pu pour me déshonorer, et pour me rendre ridicule. De quel droit ce faquin a-t-il obtenu un privilège du roi pour corrompre ce qui m’appartient, et pour me couvrir de honte ? Je vous avoue que cela m’est sensible. Je me suis précautionné contre les plus violentes persécutions, et j’ai de quoi les braver ; mais je n’ai point de remède contre l’opprobre et le ridicule dont les comédiens et les libraires me couvrent. J’avoue cette sensibilité ; un artiste qui ne l’aurait pas serait un pauvre homme.

Je ne sais plus ce que devient l’affaire des Sirven ; je crois que les lenteurs de Beaumont l’ont fait échouer. C’est bien pis que l’inepte insolence des comédiens et des libraires. C’est là ce qui me désespère ; j’ai la tête dans un sac.

  1. Voyez, tome IV, les variantes de Zulime, acte V, scène iii.