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ANNÉE 1766.
6576. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
19 novembre.

Je vous écrivis, je crois, mes anges, le 8 de ce mois, que je pourrais vous envoyer le premier acte de ma Bergerie ; et avant que vous m’ayez fait réponse, l’enceinte a été construite. Une tragédie de bergers ! et une tragédie faite en dix jours[1], me direz-vous ! Aux Petites-Maisons, aux Petites-Maisons, de bons bouillons, des potions rafraîchissantes comme à Jean-Jacques.

Mes divins anges, avant de me rafraîchir, lisez la pièce, et vous serez échauffés. Songez que quand on est porté par un sujet intéressant, par la peinture des mœurs agrestes, opposées au faste des cours orientales, par des passions vraies, par des événements surprenants et naturels, on vogue alors à pleines voiles (non pas à plein voile, comme dit Corneille[2]) et on arrive au port en dix jours. Un sujet ingrat demande une année, et un long travail, qui échoue : un sujet heureux s’arrange de lui-même. Zaïre ne me coûta que trois semaines. Mais cinq actes en vers à soixante-treize ans, et malade ! J’ai donc le diable au corps ? Oui, et je vous l’ai mandé. Mais les vers sont donc durs, raboteux, chargés d’inutiles épithètes ? Non ; rapportez-vous-en à ce diable qui m’a bercé ; lisez, vous dis-je. Maman Denis est épouvantée de la chose, elle n’en peut revenir.

Ce n’est pas Tancrède, ce n’est pas Alzire, ce n’est pas Mahomet, etc. Cela ne ressemble à rien ; et cependant cela n’effarouche pas. Des larmes ! on en versera, ou on sera de pierre. Des frémissements ! on en aura jusqu’à la moelle des os, ou on n’aura point de moelle. Et ce n’est pas l’ex-jésuite qui a fait cette pièce ; c’est moi.

Dans la fatuité de mon orgueil extrême,
Je le dis à Praslin, à vous, à Fréron même[3].

On demandait à un maréchal d’Estrées, âgé de quatre-vingt-dix-sept ans, et dont la femme, sœur de Manicamp, était grosse : « Qui a fait cet enfant à madame la maréchale ? — C’est moi, mort-dieu, » dit-il.

  1. La tragédie des Scythes.
  2. Pompée, acte III, scène i ; voyez tome XXXI, page 448.
  3. Parodie de ce vers d’Alzire (acte III, scène iv) :


    Je l’ai dit à la terre, au ciel, à Guzman même.