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ANNÉE 1766.
6547. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
28 octobre.

En vérité, monseigneur, vous m’avez écrit une lettre admirable. Vous avez raison en tout. Votre esprit est digne de votre cœur. Vous voyez les choses précisément comme elles sont, ce qui est bien rare. Pourquoi n’êtes-vous pas du conseil ? vous y opineriez comme vous avez combattu. C’est la seule chose qui manque à votre brillante carrière. Je n’ai point voulu écrire à mon héros avant de connaître un peu son protégé[1]. Il a très-peu de goût pour le christianisme. Je ne sais si vous lui en ferez un crime. Quant à moi, je lui ai fortement représenté la nécessité de reconnaître un dieu vengeur du vice, et rémunérateur de la vertu. Je l’ai heureusement trouvé convaincu de ces vérités, repentant de ses fautes, pénétré de vos bontés passées et à venir. Il a infiniment d’esprit, une grande lecture, une imagination toute de feu, une mémoire qui tient du prodige, une pétulance et une étourderie bien plus grandes. Mais il n’est question que de cultiver et corriger. Laissez-moi faire. Vous étiez très-bon physionomiste il y a quinze ans, lorsque vous prédites qu’il serait un grand sujet en bien ou en mal : car son cœur est aussi susceptible de l’un que de l’autre. J’espère le déterminer au premier.

Il y a quelque temps qu’il alla voir Mme la générale de Donop, veuve du premier ministre de Hesse, dont le château est à deux lieues de chez moi. Son esprit et sa figure lui donnèrent un accès facile auprès de cette dame, avec qui il soupe souvent. S’il n’y couche pas, c’est que cette jeune veuve a plus de soixante-dix ans, et que ses femmes de chambre en ont autant. Il y est fêté, et cette bonne dame a la complaisance de l’appeler monsieur le marquis tout comme le petit Villette. Je n’ai pu, aussitôt son arrivée, le faire manger à ma table, parce que j’avais alors à la maison des personnes à qui je devais du respect ; et je vous dirai que depuis plus de quinze jours ma déplorable santé me condamne à la solitude, quand mes moines sont au réfectoire ; et je crains fort qu’après avoir mangé et soupé tête à tête avec des générales, il ne dédaigne la table d’un pauvre citadin, dont la maison n’est pas celle d’un gouverneur de province. Au reste, mon secrétaire et sa femme, avec qui Galien mange, sont de

  1. Galien ; voyez lettre 6530.