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ANNÉE 1766.
6537. — À M.  DAMILAVILLE.
15 octobre.

Mon cher ami, j’ai lu le factum de M. Hume[1] : cela n’est écrit ni du style de Cicéron, ni de celui d’Addison. Il prouve que Jean-Jacques est un maître fou, et un ingrat pétri d’un sot orgueil ; mais je ne crois pas que ces vérités méritent d’être publiées : il faut que les choses soient, ou bien plaisantes, ou bien intéressantes, pour que la presse s’en mêle. Je vous répéterai toujours qu’il est bien triste pour la raison que Rousseau soit fou ; mais enfin Abbadie l’a été aussi[2]. Il faut que chaque parti ait son fou, comme autrefois chaque parti avait son chansonnier.

Je pense que la publicité de cette querelle ne servirait qu’à faire tort à la philosophie. J’aurais donné une partie de mon bien pour que Rousseau eût été un homme sage ; mais cela n’est pas dans sa nature ; il n’y a pas moyen de faire un aigle d’un papillon : c’est assez, ce me semble, que tous les gens de lettres lui rendent justice ; et d’ailleurs sa plus grande punition est d’être oublié.

Ne pourriez-vous pas, mon cher frère, écrire un petit mot à M. de Beaumont, à Launai, chez M. de Cideville, où je le crois encore, et réchauffer son zèle pour les Sirven ? S’il n’avait entrepris que cette affaire, il serait comblé de gloire, et toute l’Europe le bénirait. J’ai annoncé son factum à tous les princes d’Allemagne comme un chef-d’œuvre, il y a près d’un an ; le factum n’a point paru ; on commence à croire que je me suis avancé mal à propos, et l’on doute de la réalité des faits que j’ai allégués. Est-il possible qu’il soit si difficile de faire du bien ? Aidez-moi, mon cher ami, et cela deviendra facile.

M. Boursier attend le mémoire de M. Tonpla[3], qui probablement arrivera par le coche. Le protecteur[4] est toujours bien disposé ; il m’écrit souvent pour l’établissement projeté ; mais je vois bien que M. Boursier manquera d’ouvriers. Il est vieux et

  1. Exposé succinct de la contestation qui s’est élevée entre M. Hume et M. Rousseau avec les pièces justificatives ; Londres, 1766, in-12 de xiv et 127 pages dans la traduction française, qui est l’ouvrage de Suard. Suard ne se borna pas au rôle de traducteur ; il fit des additions. On croit que l’Avertissement des éditeurs est de d’Alembert.
  2. Voyez tome XXVI, page 302.
  3. Diderot.
  4. Frédéric II, roi de Prusse.