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ANNÉE 1766.

que d’ambitieux occupés de leurs projets ! sur ce grand nombre, combien peu de gens aiment à s’instruire et à s’éclairer ! Le brouillard épais qui aveuglait l’humanité aux xe et xiiie siècles est dissipé ; cependant la plupart des yeux sont myopes ; quelques-uns ont les paupières collées.

Vous avez en France les convulsionnaires ; en Hollande on connaît les fins ; ici les piétistes. Il y aura de ces espèces-là tant que le monde durera, comme il se trouve des chênes stériles dans les forêts, et des frelons près des abeilles.

Croyez que si des philosophes fondaient un gouvernement, au bout d’un demi-siècle le peuple se forgerait des superstitions nouvelles, et qu’il attacherait son culte à un objet quelconque qui frapperait les sens ; ou il se ferait de petites idoles, ou il révérerait les tombeaux de ses fondateurs, ou il invoquerait le soleil, ou quelque absurdité pareille l’emporterait sur le culte pur et simple de l’Être suprême.

La superstition est une faiblesse de l’esprit humain ; elle est inhérente à cet être : elle a toujours été, elle sera toujours. Les objets d’adoration pourront changer comme vos modes de France ; mais que m’importe qu’on se prosterne devant une pâte de pain azyme, devant le bœuf Apis, devant l’arche d’alliance, ou devant une statue ? Le choix ne vaut pas la peine ; la superstition est la même, et la raison n’y gagne rien.

Mais de se bien porter à soixante-dix ans, d’avoir l’esprit libre, d’être encore l’ornement du Parnasse à cet âge, comme dans sa première jeunesse, cela n’est pas indifférent. C’est votre destin : je souhaite que vous en jouissiez longtemps, et que vous soyez aussi heureux que le comporte la nature humaine. Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte et digne garde.


Fédéric.

6499. — À MADAME DE SAINT-JULIEN.
À Ferney, 14 septembre.

Je ne sais, madame, si j’écris au chasseur, ou au philosophe, ou à une jolie dame, ou au meilleur cœur du monde ; il me semble que vous êtes tout cela. J’ai reçu une lettre de vous qui m’attache à votre char autant que je l’étais dans votre apparition à Ferney ; et M. le duc de Choiseul a dû vous en faire tenir une de moi qui ne vaut pas la vôtre. Il a bien voulu m’en écrire une qui m’enchante. J’admire toujours comment il trouve du temps, et comme il est supérieur dans les affaires et dans les agréments.

J’ai voulu me consoler du malheur de vous avoir perdue. J’ai eu l’insolence de faire jouer sur mon petit théâtre Henri IV[1],

  1. La Partie de chasse de Henri IV, par Collé.