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ANNÉE 1766.
6492. — À M. LE DUC DE LA VALLIÈRE.
9 septembre.

M. le chevalier de Rochefort, monsieur le duc, ranime ma très-languissante vieillesse, en m’apprenant que vous me conservez toujours vos anciennes bontés. J’en suis d’autant plus flatté qu’on prétend que vous abandonnez vos anciens protégés, Champs, Montrouge, et votre belle collection de livres rares et inlisibles. On dit que vous achetez la cabane de Jansen, dont vous allez faire un palais délicieux, selon votre généreuse coutume. Si les bâtiments, les jardins, la chasse, les bibliothèques choisies, éprouvent votre inconstance, les hommes ne l’éprouvent pas. Vos goûts peuvent avoir de la légèreté, mais votre cœur n’en a point. Vous allez devenir un vrai philosophe ; j’entends, s’il vous plaît, philosophe épicurien. Le jardin de Jansen, qui n’était qu’un potager, deviendra sous vos mains le vrai jardin d’Épicure. Vous vous écarterez tout doucement de la cour, et vous n’en serez que plus heureux en vivant pour vous et pour vos amis : ce qui est au fond la véritable vie.

Vous souvenez-vous, monsieur le duc, d’une lettre que j’eus l’honneur de vous écrire, il y a quelques années[1], sur ce M. Urceus Codrus, que nous avions pris pour un prédicateur ? On vient d’imprimer un recueil de quelques-unes de mes lettres, dans lequel ce rogaton est inséré. On m’y fait dire que vous avez délivré les sermones festivi, au lieu de déterré les sermones festivi. On y prétend qu’un marchand a fait la comédie de la Mandragore, et marchand est là pour Machiavel. Ces inepties assez nombreuses ne sont pas la seule falsification dont on doive se plaindre : on a interpolé dans toutes ces lettres des articles très-impertinents et très-insolents.

Jugez, si on imprime aujourd’hui de tels mensonges, quand ils sont aisés à découvrir, quelle était autrefois la hardiesse des copistes, lorsqu’il était très-malaisé de découvrir leurs impostures. On a fait de tout temps ce qu’on a pu pour tromper les hommes : encore passe si on se bornait à les tromper ; mais on fait quelquefois des choses plus affreuses et plus barbares[2] sur lesquelles je garde le silence.

Comme je suis mort pour les plaisirs, je dois l’être aussi pour

  1. C’est la lettre 4531 ; voyez tome XLI, page 275.
  2. Voltaire veut parler du supplice du chevalier de La Barre.