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ANNÉE 1766.

Cette dernière voie est fort longue, l’autre est un peu coûteuse. J’attendrai ses ordres. Je suis, etc.


6474. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Je crois que vous avez déjà reçu les lettres[1] que je vous ai écrites sur le sujet des émigrants. Il ne dépend que des philosophes de partir, et d’établir leur séjour dans le lieu de mes États qui leur conviendra le mieux. Je n’entends plus parler de Tronchin[2] ; je le crois parti ; et supposé qu’il soit encore ici, cela ne le rendra pas plus instruit de ce qui se passe chez moi et de ce que je vous écris. Quant à ceux de Berne[3], je suis très-résolu à les laisser brûler des livres, s’ils y trouvent du plaisir, parce que tout le monde est maître chez soi ; et qu’importe à nous autres qu’ils brûlent M.  de Fleury ? N’avez-vous pas fait passer par les flammes[4] les cantiques de Salomon, pour les avoir mis en beaux vers français ? Lorsque les magistrats et les théologiens se mettent en train de brûler, ils jetteraient la Bible au feu, s’ils la rencontraient sous leurs mains. Toutes ces choses qui viennent d’arriver aux Calas, aux Sirven, et en dernier lieu à Abbeville, me font soupçonner que la justice est mal administrée en France, qu’on se précipite souvent dans les procédures, et qu’on s’y joue de la vie des hommes. Le président Montesquieu était prévenu pour cette jurisprudence, qu’il avait sucée avec le lait ; cela ne m’empêche pas d’être persuadé qu’elle a grand besoin d’être réformée, et qu’il ne faut jamais laisser aux tribunaux le pouvoir d’exécuter des sentences de mort avant qu’elles n’aient été revues par des tribunaux suprêmes, et signées par le souverain. C’est une chose pitoyable que de casser des arrêts et des sentences quand les victimes ont péri ; il faudrait punir les juges et les restreindre avec tant d’exactitude qu’on n’eût pas désormais de pareilles rechutes à craindre. Sancho Pança était un grand jurisconsulte ; il gouvernait sagement son île de Barataria ; il serait à souhaiter que les présidiaux eussent toujours sa belle sentence sous les yeux : ils respecteraient au moins davantage la vie des malheureux, s’ils se rappelaient qu’il vaut mieux sauver un coupable que de perdre un innocent. Si je me le rappelle bien, c’est à Toulouse[5] où il y a une messe fondée pour la pie qui couvre encore de honte la mémoire des magistrats inconsidérés qui firent exécuter une fille innocente, accusée d’un vol qu’une pie apprivoisée avait fait ; mais ce qui me révolte le plus est cet usage barbare de donner la question aux gens condamnés, avant de les mener au supplice :

  1. On n’en a que deux ; voyez n° 6409 et 6450.
  2. Fils du célèbre médecin de Genève.
  3. On avait, dans cette ville, brûlé l’Abrégé de l’Histoire ecclésiastique (voyez lettres 6252 et 6516).
  4. En 1759; voyez tome XL, page 259.
  5. C’était à Rouen. MM. Théodore Baudouin (sous le nom de Daubigny) et Caignez ont fait jouer, en 1815, un mélodrame intitulé la Pie voleuse. Ils ont placé la scène à Palaiseau. (B.)