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ANNÉE 1766.

J’ai une nièce dont les terres sont aux portes d’Abbeville. J’ai entre les mains l’interrogatoire ; et je peux vous assurer que, dans toute cette affaire, il y a tout au plus de quoi enfermer pour trois mois à Saint-Lazare des étourdis dont le plus âgé avait vingt et un ans, et le plus jeune quinze ans et demi.

Il semble que l’affaire des Calas n’ait inspiré que de la cruauté. Je ne m’accoutume point à ce mélange de frivolité et de barbarie : des singes devenus des tigres affligent ma sensibilité, et révoltent mon esprit. Il est triste que les nations étrangères ne nous connaissent, depuis quelques années, que par les choses les plus avilissantes et les plus odieuses.

Je ne suis pas étonné d’ailleurs que la calomnie se joigne à la cruauté. Le hasard, ce maître du monde, m’avait adressé une malheureuse famille qui se trouve précisément dans la même situation que les Calas, et pour laquelle les mêmes avocats vont présenter la même requête. Le roi de Prusse m’ayant envoyé cinq cents livres d’aumône pour cette famille malheureuse, et lui ayant offert un asile dans ses États, je lui ai répondu avec la cajolerie qu’il faut mettre dans les lettres qu’on écrit à des rois victorieux. C’était dans le temps que M. le prince de Brunswick[1] faisait à mes petits pénates le même honneur que vous avez daigné leur faire. Voilà l’occasion du bruit qui a couru que je voulais aller finir ma carrière dans les États du roi de Prusse : chose dont je suis très-éloigné, presque tout mon bien étant placé dans le Palatinat et dans la Souabe. Je sais que tous les lieux sont égaux, et qu’il est fort indifférent de mourir sur les bords de l’Elbe ou du Rhin. Je quitterai même sans regret la retraite où vous avez daigné me voir, et que j’ai très-embellie. Il la faudra même quitter, si la calomnie m’y force ; mais je n’en ai eu jusqu’à présent nulle envie.

Il faut que je vous dise une chose bien singulière. On a affecté de mettre dans l’arrêt qui condamne le chevalier de La Barre, qu’il faisait des génuflexions devant le Dictionnaire philosophique ; il n’avait jamais eu ce livre. Le procès-verbal porte qu’un de ses camarades et lui s’étaient mis à genoux devant le Portier des Chartreux[2], et l’Ode à Priape de Piron ; ils récitaient les Litanies du c…[3] ; ils faisaient des folies de jeunes pages ; et il n’y avait personne de la bande qui fût capable de lire un livre de philosophie.

  1. Voyez la lettre 6412.
  2. Sur cet ouvrage, voyez une des notes du Pauvre Diable, tome X.
  3. Pantagruel, livre III, chap. xxvi.