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actes de terreur. Je sais bien qu’ils nous imputent leur désordre, parce que nous sommes seuls en état de remarquer leurs sottises. Je sais bien qu’un d’entre eux a l’atrocité de dire qu’on n’avancera rien tant qu’on ne brûlera que des livres. Je sais qu’ils viennent d’égorger un enfant[1] pour des inepties qui ne méritaient qu’une légère correction paternelle. Je sais bien qu’ils ont jeté, et qu’ils tiennent encore dans les cachots, un magistrat respectable[2] à tous égards, parce qu’il refusait de conspirer à la ruine de sa province, et qu’il avait déclaré sa haine pour la superstition et le despotisme. Je sais bien qu’ils en sont venus au point que les gens de bien et les hommes éclairés leur sont et leur doivent être insupportables. Je sais bien que nous sommes enveloppés des fils imperceptibles d’une nasse qu’on appelle police, et que nous sommes entourés de délateurs. Je sais bien que je n’ai ni la naissance, ni les vertus, ni l’état, ni les talents, qui recommandaient M. de La Chalolais, et que quand ils voudront me perdre je serai perdu. Je sais bien qu’il peut arriver, avant la fin de l’année, que je me rappelle vos conseils, et que je m’écrie avec amertume : Ô Solon ! Solon ! Je ne me dissimule rien, comme vous voyez : mon âme est pleine d’alarmes ; j’entends au fond de mon cœur une voix qui se joint à la vôtre, et qui me dit : « Fuis, fuis » ; cependant je suis retenu par l’inertie la plus stupide et la moins concevable, et je reste. C’est qu’il y a à côté de moi une femme déjà avancée en âge ; et qu’il est difficile de l’arracher à ses parents, à ses amis et à son petit foyer. C’est que je suis père d’une jeune fille à qui je dois l’éducation : c’est que j’ai aussi des amis. Il faut donc les laisser, ces consolateurs toujours présents dans les malheurs de la vie, ces témoins honnêtes de nos actions ; et que voulez-vous que je fasse de l’existence, si je ne puis la conserver qu’en renonçant à tout ce qui me la rend chère ? Et puis je me lève tous les matins avec l’espérance que les méchants se sont amendés pendant la nuit ; qu’il n’y a plus de fanatiques ; que les maîtres ont senti leurs véritables intérêts, et qu’ils reconnaissent enfin que nous sommes les meilleurs sujets qu’ils aient. C’est une bêtise, mais c’est la bêtise d’une belle âme qui ne peut croire longtemps à la méchanceté. Ajoutez à cela que le danger qui nous menace tient à une disposition des esprits qui ne s’aperçoit point. La société présente un aspect si tranquille que l’âme, lasse de se tourmenter, se livre à une sécurité, perfide à la vérité, mais à laquelle il est presque impossible de se refuser. L’innocence et l’obscurité de sa vie sont deux autres sophismes bien séduisants. Et comment voulez-vous que celui qui n’en veut à personne s’imagine, sous les tuiles où il s’occupe à se rendre meilleur, que des bourreaux attendent le jour pour se saisir de lui, et le jeter dans un bûcher ? Quand on s’est rassuré par sa nullité, on se rassure par son importance. Dans un autre moment on se dit il soi-même : « Ils n’auront pas le front de persécuter un

  1. Le chevalier de la Barre, décapité le 1er juillet 1766, à l’âge de dix-neuf ans.
  2. Louis-René Caradeuc de La Chalotais, procureur général au parlement de Bretagne, celui qui porta la parole contre le duc d’Aguillon, et qui fit un rapport contre les jésuites. Il fut enlevé et renfermé dans la citadelle de Saint-Malo, et de là transféré à la Bastille.