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CORRESPONDANCE.

faite, il n’y a plus qu’à la couvrir de chair. Dans ces sortes d’ouvrages c’est beaucoup que d’avoir le cadre, et un nom tel que celui-là à mettre au bas, parce qu’on n’ose pas brûler, à peine de ridicule, les cadres qui portent des noms pareils.

Adieu, mon cher et illustre maître ; vous devez avoir vu l’abbé Morellet, ou Mords-les, qui sûrement ne vous aura point mordu, et que vous aurez bien caressé, comme il le mérite. Vous avez vu aussi M.  le chevalier de Rochefort, qui est un galant homme, et qui m’a paru aussi enchanté de la réception que vous lui avez faite qu’il l’est peu du séjour de Versailles et de la société des courtisans. Herum vale. Je vous embrasse de tout mon cœur. Réponse, je vous prie, sur les deux vers latins ; j’en suis un peu pressé. J’oubliais de vous dire que mademoiselle Clairon a déjà rendu le pain bénit ; voilà ce que c’est que de quitter le théâtre.


6375. — À M.  D’ALEMBERT.
26 juin.

Mon digne et aimable philosophe, je l’ai vu, ce brave Mords-les, qui les a si bien mordus : il est du naturel des vrais braves, qui ont autant de douceur que de courage ; il est visiblement appelé à l’apostolat. Par quelle fatalité se peut-il que tant de fanatiques imbéciles aient fondé des sectes de fous, et que tant d’esprits supérieurs puissent à peine venir à bout de fonder une petite école de raison ? C’est peut-être parce qu’ils sont sages ; il leur manque l’enthousiasme, l’activité. Tous les philosophes sont trop tièdes ; ils se contentent de rire des erreurs des hommes au lieu de les écraser. Les missionnaires courent la terre et les mers ; il faut au moins que les philosophes courent les rues ; il faut qu’ils aillent semer le bon grain de maison en maison. On réussit encore plus par la prédication que par les écrits des pères. Acquittez-vous de ces deux grands devoirs, mon cher frère ; prêchez et écrivez, combattez, convertissez, rendez les fanatiques si odieux et si méprisables que le gouvernement soit honteux de les soutenir.

Il faudra bien à la fin que ceux à qui une secte fanatique et persécutrice a alu des honneurs et des richesses se contentent de leurs avantages, qu’ils se bornent à jouir en paix, et qu’ils se défassent de l’idée de rendre leurs erreurs respectables. Ils diront aux philosophes : Laissez-nous jouir, et nous vous laisserons raisonner. On pensera un jour en France comme en Angleterre, où la religion n’est regardée par le parlement que comme une affaire de politique ; mais pour en venir la, mon cher frère, il faut du travail et du temps.