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j’entends la saine raison, car ces gens-là avaient la leur sans doute, qui les amenait au délire de l’iniquité et de l’injustice. Dieu veuille préserver un chacun de cette raison-là. Vous jugez bien, monsieur, que l’on éloigne de la Russie, dans ce moment, le malheur d’en établir de pareille. Je dois rendre justice à la nation : c’est un excellent terrain sur lequel une bonne graine prend bien vite ; mais aussi il nous faut des axiomes incontestablement reconnus pour vrais. Tout autre trouvera à qui parler, quand la traduction française des principes qui doivent servir de base à nos nouvelles lois sera achevée ; je prendrai la liberté de vous l’envoyer, et vous verrez que grâce à de pareils axiomes cette pièce a obtenu le suffrage de ceux pour qui elle était composée. J’ose tout augurer de la réussite de cet important ouvrage, vu la chaleur dont chacun est rempli pour cette confection. Je pense que vous vous plairiez au milieu de cette table où l’orthodoxe, assis entre l’hérétique et le musulman, écoutent tous les trois paisiblement la voix d’un idolâtre et se concertent souvent tous les quatre pour rendre leur avis supportable à tous. Ils ont si bien oublié la coutume de se griller réciproquement que, s’il y avait quelqu’un d’assez malavisé pour proposer à un député de bouillir son voisin pour plaire à l’Être suprême, je réponds pour tous qu’il n’y en a pas un seul qui ne répondrait : Il est homme comme moi, et selon le premier paragraphe de l’instruction de Sa Majesté impériale nous devons nous faire le plus de bien possible, mais aucun mal. Je vous assure que je n’avance rien, et qu’à la lettre les choses sont ainsi que je vous le dis : s’il le fallait j’aurais six cent quarante signatures qui témoigneraient de cette vérité, celle d’un évêque à la tête. Au Midi l’on dira peut-être : Quel temps ! quelles mœurs ! Mais le Nord fera comme la lune, qui va son chemin. Soyez assuré, monsieur, de l’estime et de la considération particulière et inaltérable que j’ai pour vous, vos écrits et vos belles actions.


6060. — À M.  D’ALEMBERT.
8 juillet.

Mon cher philosophe, votre lettre m’a pénétré le cœur. Je vous aime assez pour vous apprendre des secrets que je ne devrais dire à personne, et je compte assez sur votre probité, sur votre amitié, pour être sûr que vous garderez le silence que je romps avec vous. Je ne vous parle point de l’intérêt que vous avez à vous taire ; tout intérêt est chez vous subordonné à la vertu.

La plupart des lettres sont ouvertes à la poste ; les vôtres l’ont été depuis longtemps. Il y a quelques mois[1] que vous m’écrivîtes : « Que dites-vous des ministres, vos protecteurs, ou plutôt vos protégés ? » et l’article n’était pas à leur louange. Un ministre m’écrivit quinze jours après : « Je ne suis pas honteux d’être

  1. Le 27 avril ; voyez lettre 6002. Voltaire ne cite pas textuellement.