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ANNÉE 1766.

condamner Jean-Jacques, qui ne devait être condamné qu’au ridicule et à l’oubli. Souvenez-vous bien, je vous en prie, que le colonel Pictet écrivit une belle lettre qui n’avait pas le sens commun, dans laquelle il accusait le conseil d’avoir transgressé toutes les lois, de concert avec moi ; que le conseil fit emprisonner le colonel, qui depuis a reconnu son erreur ; que les citoyens alors se plaignirent de la violation de la loi, et que tous les esprits s’aigrirent. Quand je vis toutes ces querelles, je quittai prudemment les Délices, en vertu du marché que j’avais fait avec le conseiller Mallet, qui m’avait vendu cette maison 87,000 livres, à condition qu’on m’en rendrait 38,000 quand je la quitterais.

Ayez la bonté de remarquer que pendant tout le temps que j’ai occupé les Délices, je n’ai cessé de rendre service aux Genevois. J’ai prêté de l’argent à leurs syndics ; j’ai tiré des galères un de leurs bourgeois ; j’ai fait modérer l’amende d’un de leurs contrebandiers ; j’ai fait la fortune d’une de leurs familles ; j’ai même obtenu de M. le duc de Choiseul qu’il daignât permettre que les capitaines genevois au service de la France ne fissent point de recrues à Genève, et j’ai fait cette démarche à la prière de deux conseillers qui me furent députés. Voilà les faits, et les lettres de M. le duc de Choiseul en sont la preuve. Je ne lui ai jamais demandé de grâces que pour les Genevois. Ils sont bien reconnaissants.

À la mort de M. de Montpéroux[1], trente citoyens vinrent me trouver pour me demander pardon d’avoir cru que j’avais engagé le conseil à persécuter Rousseau, et pour me prier de contribuer à mettre la paix dans la république. Je les exhortai à être tranquilles. Quelques conseillers vinrent chez moi, je leur offris de dîner avec les principaux citoyens et de s’arranger gaiement. J’envoyai un Mémoire à M. d’Argental pour le faire consulter par des avocats. Le Mémoire fut assez sagement répondu, à mon gré. M. Hennin arriva, je lui remis la minute de la consultation des avocats, et je ne me mêlai plus de rien. Ces jours passés, les natifs vinrent me prier de raccourcir un compliment ennuyeux qu’ils voulaient faire, disaient-ils, à messieurs les médiateurs ; je pris mes ciseaux d’académicien, et je taillai leur compliment. Ils me montrèrent ensuite un Mémoire qu’ils voulaient présenter ; je leur dis qu’il ne valait rien, et qu’il fallait s’adresser au conseil.

J’ignore qui a le plus de tort, ou le conseil, ou les bourgeois,

  1. Voyez la note, tome XXXIX, page 240.