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ANNÉE 1766.

mieux renoncer à son art que de l’exercer avec honte. De mille absurdités qui m’ont révolté depuis cinquante ans, une des plus monstrueuses, à mon avis, est de déclarer infâmes ceux qui récitent de beaux vers par ordre du roi. Pauvre nation, qui n’existe actuellement dans l’Europe que par les beaux-arts, et qui cherche à les déshonorer !

Je vois rarement M.  le chevalier de Beauteville, tout grand partisan qu’il est de la comédie ; il y a deux ans que je ne sors point de chez moi, et je n’en sortirai que pour aller où est Pradon. Pour le peu que j’ai vu M.  de Beauteville, il m’a paru beaucoup plus instruit que ne l’est d’ordinaire un chevalier de Malte et un militaire. Il a de la fécondité dans la conversation, simple, naturel, mettant les gens à leur aise ; en un mot, il m’a paru fort aimable. M.  Hennin est fort fâché de la retraite de M.  le duc de Praslin, et de celle de M.  de Saint-Foix[1]. M.  de Taulès, qui a aussi beaucoup d’esprit, ne me paraît fâché de rien.

Vous reverrez bientôt M.  de Chabanon avec un plan, et ce plan me paraît prodigieusement intéressant. L’ex-jésuite dit que, s’il y avait songé, il lui aurait donné la préférence sur ce maudit Triumvirat, qui ne peut être joué que sur le théâtre de l’abbé de Caveyrac, le jour de la Saint-Barthélemy. Je lui ai proposé de donner les Vêpres Siciliennes[2] pour petite pièce.

Je viens de lire une seconde édition des Nouveaux Mélanges de Cramer. Je me suis mis à rire à ces mots : « L’âme immortelle a donc son berceau entre ces deux trous[3] ! Vous me dites, madame, que cette description n’est ni dans le goût de Tibulle, ni dans celui de Quinault ; d’accord, ma bonne ; mais je ne suis pas en humeur de te dire ici des galanteries. »

J’ai demandé à Cramer quel était l’original qui avait écrit tout cela. Il m’a répondu que c’était un vieux philosophe fort bizarre, qui tantôt avait la nature humaine en horreur, et tantôt badinait avec elle.

Je me mets sous les ailes de mes anges pour le reste de mes jours. Mme Denis et moi, nous vous remercions d’avoir lavé la tête à Pierre[4]. M.  Dupuits n’en sait encore rien, parce qu’il est en

  1. Ou plutôt Sainte-Foix, trésorier général de la marine.
  2. M.  Casimir Delavigne a fait une tragédie sur ce sujet, en 1819.
  3. Cette première phrase est la seule qu’on lise dans le tome III des Mélanges, page 92, de la première édition. Tout le passage doit se trouver dans la seconde édition, qui est de la même année ; il est dans l’édition in-4o ; voyez la note, tome XIX, page 425.
  4. Pierre Corneille, père de Mme Dupuits.