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croire qu’il y a autre chose. Une vieille et infâme catin comme elle ne croit pas aux femmes honnêtes ; heureusement elle est bien connue, et crue comme elle le mérite.

Je ne sais pas si le ministre dont vous parlez est tel que vous dites ; ce que je sais, c’est qu’à la mort de Clairaut, il a mieux aimé partager entre deux ou trois polissons une pension que Clairaut avait sur la marine que de me la donner, quoique je fusse seul en état de remplacer Clairaut ; il est vrai que je ne l’ai pas demandée ; j’étais trop sûr d’être refusé, et je ne me plains ni ne m’étonne qu’on ne soit pas venu me chercher ; mais je suis sûr qu’on lui a parlé pour moi, et qu’il a donné à d’autres ; ce qui prouve, comme on dit, la bonne amitié des gens. Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse de tout mon cœur. On dit que le professeur Euler quitte Berlin ; j’en serais fâché : c’est un homme fort maussade, mais un très-grand géomètre. Nous sommes accablés d’oraisons funèbres faites par des évêques et des abbés. Dieu veuille que l’Europe, la philosophie et les lettres, ne fassent la vôtre de longtemps !


6285. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Ferney, 4 mars 1766.

Madame, je ne sais comment les mauvaises plaisanteries[2] dont Votre Altesse sérénissime daigne me parler sont parvenues jusqu’à elle. J’ai eu l’honneur de lui envoyer par la dernière poste deux de ces rogatons que j’ai fait chercher dans Genève. On imprime tout le recueil en Suisse, et j’espère qu’à la fin de mars j’enverrai à Votre Altesse sérénissime cette collection de fadaises théologiques, puisqu’elle veut bien s’en amuser.

Je ne m’attendais pas, madame, à jouir du bonheur de vous renouveler de ma main mes sincères et respectueux hommages. Les fluxions qui me privaient de la vue ne me laissaient pas d’espérances ; mais enfin elles ont fait avec moi une trêve dont je profite. Mes yeux s’intéressent toujours bien vivement aux yeux de la grande maîtresse des cœurs. Je les ai quittés malades, et malheureusement il y a plus de douze ans que je les ai quittés, en m’arrachant à ce château dans lequel il serait si doux de passer sa vie. Je ne sais si Votre Altesse sérénissime prend quelque part à ce qu’on appelle les troubles de Genève. Ces troubles sont fort pacifiques : les Genevois sont malades d’une indigestion de bonheur. Leurs petites querelles n’aboutissent qu’à de mauvaises brochures qu’eux seuls peuvent lire. Quand il s’élève quelque

  1. Éditeurs, Bavoux et François.
  2. Les Lettres sur les miracles.