Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome44.djvu/22

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
6053. — À M.  COLINI.
À Ferney, 19 juin.

Ah ! mon ami, que je voudrais voir opérer le miracle dont Son Altesse électorale daigne vouloir m’honorer ! Mais j’irai bientôt dans un pays où l’on n’a plus besoin de miracles. J’ai été si mal que presque toute ma famille est venue de Paris pour me consoler dans ma retraite et dans mes maux : elle m’a trouvé très-résigné ; mais je vous assure que je ne le suis guère quand je songe que je ne vous reverrai plus. Cependant si je puis résister à ce dernier orage, je ne veux pas perdre entièrement l’espérance. Consolez-moi en me mettant aux pieds de monseigneur. L’état où je suis à présent ne me permet guère de vous en dire davantage.


6054. — DE M.  D’ALEMBERT.
Ce 30 juin.

Vous êtes bien bon, mon cher maître, de prendre tant de part à l’injustice que j’éprouve ; il est vrai qu’elle est sans exemple. Je sais que le ministre[1] n’a point encore rendu de réponse définitive ; mais vouloir me faire attendre et me faire valoir ce qui m’est du à tant de titres, c’est un outrage presque aussi grand que de me le refuser. Sans mon amour extrême pour la liberté, j’aurais déjà pris mon parti de quitter la France, à qui je n’ai fait que trop de sacrifices. J’approche de cinquante ans ; je comptais sur la pension de l’Académie, comme la seule ressource de ma vieillesse. Si cette ressource m’est enlevée, il faut que je songe à m’en procurer d’autres, car il est affreux d’être vieux et pauvre. Si vous pouviez savoir les charges considérables et indispensables, quoique volontaires, qui absorbent la plus grande partie de mon très-petit revenu, vous seriez étonné du peu que je dépense pour moi ; mais il viendra un temps, et ce temps n’est pas loin, où l’âge et les infirmités augmenteront mes besoins. Sans la pension du roi de Prusse, qui m’a toujours été très-exactement payée, j’aurais été obligé de me retirer ou à la campagne ou en province, ou d’aller chercher ma subsistance hors de ma patrie. Je ne doute point que ce prince, quand il saura ma position, ne redouble ses instances pour me faire accepter la place qu’il me garde toujours de président de son Académie ; mais le séjour de Potsdam ne convient point à ma santé, le seul bien qui me reste ; et d’ailleurs un roi est toujours meilleur pour maîtresse que pour femme. Je vous avoue que ma situation m’embarrasse. Il est dur de se déplacer à cinquante ans, mais il ne l’est pas moins de rester chez soi pour y essuyer des nasardes. Ce qui vous étonnera davantage, c’est que le ministre qui en agit

  1. Saint-Florentin.