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Tronchin part le 24 ; je me flatte, mon cher ami, qu’il raccommodera votre estomac, lequel n’a pas soixante-douze ans comme le mien.

Je ne vous parle point de M.  de Villette ; je ne réponds pas de sa conduite : il m’a paru aimable, il m’a gravé, il a fait des vers pour moi. Je ne l’ai point gravé, j’ai répondu à ses vers : il faut être poli. Je ne suis point poli avec vous, mon cher ami ; mais je vous aimerai tendrement jusqu’à mon dernier soupir.


6233. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Paris, 14 janvier 1766.

Je n’ai ni votre érudition ni vos lumières, mais mes opinions n’en sont pas moins conformes aux vôtres. À la vérité, il ne me paraît pas de la dernière importance que tout le monde pense de même. Il serait fort avantageux que tous ceux qui gouvernent, depuis les rois jusqu’au dernier bailli de village, n’eussent pour principe et pour système que la plus saine morale ; elle seule peut rendre les hommes heureux et tolérants. Mais le peuple connaît-il la morale ? J’entends par le peuple le plus grand nombre des hommes. La cour en est pleine, ainsi que la ville et les champs. Si vous ôtez à ces sortes de gens leur préjugé, que leur restera-t-il ? C’est leur ressource dans leur malheur (et c’est en quoi je voudrais leur ressembler) ; c’est leur bride et leur frein dans leur conduite, et c’est ce qui doit faire désirer qu’on ne les éclaire pas ; et puis pourrait-on les éclairer ? Toute personne qui, parvenue à l’âge de raison, n’est pas choquée des absurdités et n’entrevoit pas la vérité, ne se laissera jamais instruire ni persuader. Qu’est-ce que la foi ? C’est de croire fermement ce que l’on ne comprend pas. Il faut laisser le don du ciel à qui il l’a accordé. Voilà en gros ce que je pense ; si je causais avec vous, je me flatte que vous ne penseriez pas que je préférasse les charlatans aux bons médecins. Je serai toujours ravie de recevoir de vous des instructions et des recettes ; donnez-m’en contre l’ennui, voilà de quoi j’ai besoin. La recherche de la vérité est pour vous la médecine universelle ; elle l’est pour moi aussi, non dans le méme sens qu’elle est pour vous ; vous croyez l’avoir trouvée, et moi, je crois qu’elle est introuvable. Vous voulez faire entendre que vous êtes persuadé de certaines opinions que l’on avait avant Moïse, et que lui n’avait point, ou du moins qu’il n’a pas transmises. De ce que des peuples ont eu cette opinion, en devient-elle plus claire et plus vraisemblable ? Qu’importe qu’elle soit vraie ? Si elle l’était, serait-ce une consolation ? J’en doute fort. Ce n’en serait pas une, du moins pour ceux qui croient qu’il n’y a qu’un malheur, celui d’être né.

M. l’abbé Bazin est un habile homme ; je l’honore, je le révère, mais il se donne trop de peine et de soins ; il ne sait pas le conte de La Couture,

  1. Correspondance complète, édition Lescure, 1865.