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rapides, c’est toutefois un grand point que de voir un certain monde qui déchire le bandeau de la superstition.

Dans nos pays protestants on va plus vite, et peut-être ne faudra-t-il plus qu’un siècle pour que les animosités qui naquirent des parties sub utraque et sub una, et la Sorbonne[1], soient entièrement éteintes. De ce vaste domaine du fanatisme il ne reste guère que la Pologne, le Portugal, l’Espagne et la Bavière, où la crasse ignorance et l’engourdissement des esprits maintiennent encore la superstition.

Pour vos Genevois, depuis que vous y êtes, ils sont non-seulement mécroyants, ils sont encore devenus tous de beaux esprits. Ils font des conversations entières en antithèses et en épigrammes. C’est un miracle par vous opéré. Qu’est-ce que ressusciter un mort, en comparaison de donner de l’imagination à qui la nature en a refusé ? En France, aucun conte de balourdise qui ne roule sur un Suisse ; en Allemagne, quoique nous ne passions pas pour les plus découplés, nous plaisantons cependant la nation helvétique. Vous avez tout changé. Vous créez des êtres où vous résidez : vous êtes le Promethée de Genève. Si vous étiez demeuré ici, nous serions à présent quelque chose. Une fatalité qui préside aux choses de la vie n’a pas voulu que nous jouissions de tant d’avantages.

À peine eûtes-vous quitté votre patrie, que la belle littérature y tomba en langueur, et je crains que la géométrie n’étouffe en ce pays le peu de germe qui pouvait reproduire les beaux-arts. Le bon goût fut enterré à Rome dans les tombeaux de Virgile, d’Ovide et d’Horace ; je crains que la France, en vous perdant, n’éprouve le sort des Romains.

Quoi qu’il arrive, j’ai été votre contemporain. Vous durerez autant que j’ai à vivre, et je m’embarrasse peu du goût, de la stérilité ou de l’abondance de la postérité.

Adieu ; cultivez votre jardin[2], car voilà ce qu’il y a de plus sage.


Fédéric

6225. — À M.  GIUSEPPE COLPANI[3],
à brescia.
Au château de Ferney, par Genève, 10 janvier 1766.

Monsieur, je ne puis vous exprimer ni le plaisir que m’ont fait vos beaux vers, ni la reconnaissance que je vous dois. Je ne puis avoir l’honneur de vous répondre dans cette belle langue italienne à laquelle vous prêtez de nouveaux charmes.

  1. La Sorbonne… le Portugal… l’Espagne… ne sont point dans l’édition de Berlin.
  2. Voyez le chapitre xxx de Candide, tome XXI, page 218.
  3. (Inédite.) Communiquée par le docteur Pelizzari, bibliothécaire de la Queriniana, à Brescia, par l’intermédiaire de M.  Melzi.