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6209. — À MADEMOISELLE CLAIRON.

Il est vrai, mademoiselle, que la belle Oldfield[1], la première comédienne d’Angleterre, jouit d’un beau mausolée dans l’église de Westminster, ainsi que les rois et les héros du pays, et même le grand Newton. Il est vrai aussi que Mlle Lecouvreur, la première actrice de France en son temps, fut portée, dans un fiacre, au coin de la rue de Bourgogne, non encore pavée ; qu’elle y fut enterrée par un crocheteur, et qu’elle n’a point de mausolée. Il y a dans ce monde des exemples de tout. Les Anglais ont établi une fête annuelle en l’honneur du fameux comédien-poëte Shakespeare. Nous n’avons pas encore parmi nous la fête de Molière. Louis XIV, au comble de la grandeur, dansa avec les danseurs de l’Opéra devant tout Paris, en revenant de la fameuse campagne de 1672. Si l’archevèque de Paris en avait voulu faire autant, il n’aurait pas été si bien accueilli, quand même il eût été le premier homme de l’Europe pour le menuet.

L’Italie, au commencement de notre xvie siècle, vit renaître la tragédie et la comédie, grâce au goût du pape Léon X et au génie des prélats Bibiena, La Casa, Trissino[2]. Le cardinal de Richelieu fit bâtir la salle du Palais-Royal pour y jouer ses pièces et celles de ses cinq garçons poètes[3]. Deux évêques faisaient, par ses ordres, les honneurs de la salle, et présentaient des rafraîchissements aux dames dans les entr’actes.

Nous devons l’opéra au cardinal Mazarin ; mais voyez comme tout change : les cardinaux Dubois et Fleury, tous deux premiers ministres, ne nous ont pas valu seulement une farce de la Foire. Nous sommes devenus plus réguliers ; nos mœurs sont sans doute plus sévères. On a soupçonné les jansénistes d’avoir armé les bras de l’Église contre les spectacles, pour se donner le plaisir de tomber sur les jésuites, qui faisaient jouer des tragédies et des comédies par leurs écoliers, et qui mettaient ces exercices parmi les premiers devoirs d’une bonne éducation. On prétend même que les jésuites intimidés cessèrent leurs spectacles quelque temps avant que leur Société fût abolie en France.

Vous avez sans doute entendu dire, mademoiselle, aux grands savants qui viennent chez vous, que le contraire était

  1. Voyez tome II, page 544 ; et tome IX, une des notes sur le poëme intitulé la Mort de Mlle Lecouvreur.
  2. Trissino n’était pas prêtre.
  3. L’Estoile, Boisrobert, Colletet, Rotrou, P. Corneille.