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qu’on s’attire quelquefois des reproches ; mais je suis endurci. Mon cœur ne l’est certainement pas : il est plein de l’attachement le plus respectueux pour Votre Éminence.


5510. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Ferney, 6 janvier.

Je ne m’étonne plus, madame, que vous n’ayez pas reçu la Jeanne que je vous avais envoyée par la poste, sous le contre-seing d’un des administrateurs. Aucun livre ne peut entrer par la poste en France sans être saisi par des commis, qui se font, depuis quelque temps, une assez jolie bibliothèque, et qui deviendront en tous sens des gens de lettres. On n’ose pas même envoyer des livres à l’adresse des ministres. Enfin, madame, comptez que la poste est infiniment curieuse ; et, à moins que M. le président Hénault ne se serve du nom de la reine[1] pour vous faire avoir une Pucelle, je ne vois pas comment vous pourrez parvenir à en avoir des pays étrangers.

Je m’amusais à faire des contes de ma mère l’oie, ne pouvant plus lire du tout. Je ne suis pas précisément comme vous, madame ; mais vous souvenez-vous des yeux de l’abbé de Chaulieu, les deux dernières années de sa vie ? Figurez-vous un état mitoyen entre vous et lui ; c’est précisément ma situation.

Je pense avec vous, madame, que quand on veut être aveugle, il faut l’être à Paris ; il est ridicule de l’être dans une campagne avec un des plus beaux aspects de l’Europe.

On a besoin absolument, dans cet état, de la consolation de la société. Vous jouissez de cet avantage ; la meilleure compagnie se rend chez vous, et vous avez le plaisir de dire votre avis sur toutes les sottises qu’on fait et qu’on imprime.

Je sens bien que cette consolation est médiocre ; rarement le dernier âge de la vie est-il bien agréable ; on a toujours espéré assez vainement de jouir de la vie, et à la fin, tout ce qu’on peut faire c’est de la supporter. Soutenez ce fardeau, madame, tant que vous pourrez ; il n’y a que les grandes souffrances qui le rendent intolérable.

On a encore, en vieillissant, un grand plaisir qui n’est pas à négliger : c’est de compter les impertinents et les impertinentes qu’on a vus mourir, les ministres qu’on a vu renvoyer, et la foule

  1. Le président Hénault était surintendant de la maison de la reine.