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au peu de sensation que sa rapsodie a faite à Paris. C’était lui donner une existence que de l’attaquer sérieusement : car, dans la position où je suis, je ne pouvais l’attaquer que de la sorte ; et des plaisanteries auraient mal réussi, surtout après les vôtres. Au reste, ne m’accusez point, mon respectable patriarche, de ne pas servir la bonne cause ; personne peut-être ne lui rend de plus grands services que moi. Savez-vous à quoi je travaille actuelement ? À faire chasser de la Silésie la canaille jésuitique, dont votre ancien disciple n’a que trop d’envie de se débarrasser, attendu les trahisons et perfidies qu’il m’a dit lui-même en avoir éprouvées durant la dernière guerre. Je n’écris point de lettres à Berlin où je ne dise que les philosophes de France sont étonnés que le roi des philosophes, le protecteur déclaré de la philosophie, tarde si longtemps à imiter les rois de France et de Portugal. Ces lettres sont lues au roi, qui est très-sensible, comme vous le savez, à ce que les vrais croyants pensent de lui ; et cette semence produira sans doute un bon effet, moyennant la grâce de Dieu, qui, comme dit très-bien l’Écriture[1], tourne le cœur des rois comme un robinet. Je ne doute pas non plus que nous ne parvinssions à faire rebâtir le temple des Juifs, si votre ancien disciple ne craignait de perdre à cette négociation quelques honnêtes circoncis, qui emporteraient de chez lui trente ou quarante millions.

Marmontel, dans son discours à l’Académie, a parlé de vous comme il le devait, et comme nous en pensons tous. Je me flatte, comme vous, que c’est une acquisition pour la bonne cause. Petit à petit l’Église de Dieu se fortifie.

Je ne connais point l’ouvrage de Dumarsais, dont vous me parlez. S’il est en effet aussi utile que vous le dites, je prie Dieu de donner à l’auteur, dans l’autre monde, un lieu de rafraîchissement, de lumière, et de paix, comme s’exprime la très-sainte messe. Mais ce que je connais, et ce qui m’a fait grand plaisir, ce sont deux jolis contes[2] qui courent le monde, et qui seront, à ce qu’on m’assure, suivis de beaucoup d’autres. Que le Seigneur bénisse et conserve l’aveugle très-clairvoyant à qui nous devons de si jolies veillées ! Puisse-t-il faire longtemps de pareils contes, et se moquer longtemps de ceux dont on nous berce ! Il y aurait encore bien d’autres choses dont il pourrait se moquer s’il le voulait ; mais il a (car je suis en train de citer l’Évangile) la prudence du serpent[3], et peut-être aussi la simplicité de la colombe, en croyant de ses amis des gens qui n’en sont guère. Après tout, il est bon que la philosophie fasse flèche de tout bois, et que tout concoure à la servir, même les parlements, qui ne s’en doutent pas, et quelques honnêtes gens, qui la détestent, mais qui, tout en la délestant, lui sont utiles malgré eux.


Qu’importe de quel bras Dieu daigne se servir ?

(Zaïre, acte II, scène i.)

Adieu, mon cher maître ; je vous embrasse.

  1. Proverbes, xxi, 1.
  2. Ce qui plait aux Dames et l’Éducation d’une fille.
  3. Matthieu, x, 10.