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vais livre, aussitôt je reçois vingt lettres de Paris et de Versailles, et on veut que j’envoie sur-le-champ ce bel ouvrage que je ne connais pas. Enfin on va jusqu’à m’imputer je ne sais quelle Philosophie de l’Histoire, ouvrage de quelque rabbin, ou tout au moins d’un savant en us ou en ès. On parle au roi, et on lui dit que je suis très-savant dans les langues orientales. J’ai beau protester que je ne sais pas un mot de l’ancien chaldéen, on ne m’en croit pas sur ma parole ; et si je suis aveugle, on dit que j’ai perdu les yeux à déchiffrer les livres des anciens brachmanes, et même que je suis prêt à faire une secte de Guèbres. Il me faut résoudre à être vexé jusqu’au dernier moment.

Mandez-moi, je vous prie, si M. d’Alembert a la pension de M. Clairaut. Je verrai Cramer quand je serai à Genève. Je ne sais si c’est lui qui a imprimé le petit ouvrage[1] en faveur de M. l’abbé Arnaud. Cet écrit m’a paru un chef-d’œuvre en son genre ; mais j’ai pensé qu’il ne devait réussir qu’à Paris, auprès de ceux qui prennent intérêt à ces disputes littéraires.

Puisque la paix est faite, Cramer en sera pour ses frais aussi bien que pour ceux de la nouvelle édition qu’il a faite de Corneille, et qu’il n’aura pas la permission de débiter dans Paris, à cause du privilège des libraires.

Je vous sais toujours bon gré de cultiver les lettres au milieu de vos occupations de finance. On dit dans les pays étrangers que les finances du royaume vont bien ; mais on n’en dit pas autant de votre littérature.

Il a couru des bruits fort ridicules sur M. le duc de Choiseul. Je crois qu’il s’en moque ; il sait bien qu’il faut laisser parler :


Non ponebat enim rumores ante salutem[2].


Je fais toujours des vœux pour le succès de sa colonie[3] : car enfin c’est le pays de Candide, c’est le pays des gros moutons ronges, et je passerai pour un hâbleur si la colonie ne réussit pas. Il y a d’ailleurs quelques-uns de mes bons amis les Suisses qui sont partis pour la Cayenne ; c’est encore un nouveau motif pour moi de m’y intéresser.

Adieu, mon cher ami ; je suis trop bavard pour un malade.

  1. Les Observations de Morellet en faveur de la Gazette littéraire, dont l’abbé Arnaud était un des rédacteurs.
  2. C’est de Fabius Maximus qu’Ennius a dit :

    Unus homo nobis cunctando restituit rem :
    Non ponebat enim rumores ante salutem.

  3. La Guyane ; voyez pages 97 et 546.