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belle Gabrielle, et ce n’était point le cardinal d’Estrées : car c’était un petit laquais natif du village d’Étrée, lequel vint à Paris faire des brochures, se mettre dans ce qu’on appelle les ordres sacrés, dire la messe, faire des généalogies, dénoncer son prochain, et qui enfin a obtenu un prieuré à ma porte, et non pas à ma prière.

Il était là le coquin, et il écrivait en cour, comme nous disons nous autres provinciaux ; il écrivait même en parlement, et il y avait du bruit, et j’étais très-peu lié avec Mme de Jaucourt, et je ne savais pas si elle était plus philosophe qu’huguenote ; et il y a des occasions où il faut ne se mêler absolument de rien : m’entendez-vous à présent ?

M’entendez-vous, madame ? et ignorez-vous combien l’Inquisition est respectable ? Vous êtes au physique malheureusement comme les rois sont au moral ; vous ne voyez que par les yeux d’autrui. Mandez-moi s’il y a sûreté ; et soyez très-sûre que toutes les fois qu’on pourra vous amuser sans rien risquer, sans vous compromettre, on n’y manquera pas.

Ma situation est un peu épineuse ; il y a des curieux qui ouvrent quelquefois les lettres arrivantes de Genève. Vous m’entendez parfaitement, et vous devez savoir que je vous suis tendrement attaché. Je donnerai, quand on voudra, un de mes yeux pour vous faire rattraper les deux vôtres.

M. le chevalier de Boufflers, avec son esprit, sa candeur, sa gaucherie pleine de grâces, et la bonté de son caractère, ne sait ce qu’il dit. Le fait est que je suis dans un climat singulier, qui ne ressemble à rien de ce que vous avez vu. Il y a, dans une vaste enceinte de quatre-vingts lieues, un horizon bordé de montagnes couvertes d’une neige éternelle. Il part quelquefois de cet olympe de neige un vent terrible qui aveugle les hommes et les animaux ; c’est ce qui est arrivé à mes chevaux et à moi par notre imprudence. Mes yeux ont été deux ulcères pendant près de deux ans. Une bonne femme m’a guéri à peu près ; mais quand je m’expose à ce maudit vent, adieu la vue. C’était à M. Tronchin à m’enseigner ce qu’il fallait faire, et c’est une vieille ignorante qui m’a rendu le jour.

Il faut, à la gloire des bonnes femmes, que je vous dise que, dans notre pays, nous sommes fort sujets au ver solitaire, à ce ver de quinze ou vingt aunes de long, qui se nourrit de notre substance, comme cela doit être dans le meilleur des mondes possibles. C’est encore une bonne femme qui en guérit, et le grand Tronchin en raisonne fort bien.