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mes plaintes ; mais voyez si elles sont justes, et daignez juger entre la conduite de M. Rousseau et la mienne.

Agréez le profond respect et l’attachement inviolable avec lequel je serai toute ma vie, madame, etc.

Je ne peux avoir l’honneur de vous écrire de ma main, étant presque entièrement aveugle.


5876. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
10 janvier.

Je suis affligé que le tyran du tripot se brouille avec vous. Voilà un beau sujet de guerre ; cela est bien ridicule, bien petit. Ah ! que de faiblesses chez nous autres humains ! Mais existe-t-il un tripot ? On dit qu’il n’y a plus que celui de l’Opéra-Comique, et que c’est là que tout l’honneur de la France s’est réfugié.

Autre sujet d’affliction, mais légère : la discorde est toujours à Genève. Rousseau a trouvé le secret d’allumer le flambeau du haut de sa montagne, sans qu’en vérité il y ait le moindre fondement à la querelle. Le peuple est insolent, et le conseil faible : voilà tout le sujet de la guerre. Le plaisant de l’affaire c’est, comme je l’ai déjà dit, que le peuple de Calvin prétend qu’un citoyen de Genève a le droit d’écrire tant qu’il veut contre le christianisme, sans que le conseil soit en droit de le trouver mauvais ; et, pour rendre la farce complète, les ministres du saint Évangile sont du parti de Jean-Jacques, après qu’il s’est bien moqué d’eux. Cela paraît incompréhensible, mais cela est très-vrai. Il faudrait cette fois recourir à la médiation de Spinosa. Ce petit magot de Rousseau a écrit un gros livre contre le gouvernement, et son livre enchante la moitié de la ville. Il dit, en termes formels, qu’il faut avoir perdu le bon sens pour croire les miracles de Jésus-Christ[1]. Malheureusement il m’a fourré là très-mal à propos. Il dit[2] au conseil que j’ai fait le Sermon des Cinquante. Ah ! Jean-Jacques, cela n’est pas du philosophe : il est infâme d’être délateur, il est abominable de dénoncer son confrère, et de le calomnier aussi injustement. En un mot, mon cher ange, vous pouvez compter qu’on est aussi ridicule dans

  1. Lettres de la Montagne, partie Ier, lettre 3 (édition Musset, tome VI, page 249, note a).
  2. Partie Ier, lettre 5 (édition Musset, tome VI, page 328.