Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

car le docteur angélique[1], dans son Traité des anges et des diables, a très-bien prouvé que ce sont quatre personnes différentes, et qu’Asmodée n’est pas consubstantiel à Belzébuth et aux autres. Après tout, puisqu’il faut bien trois pauvres chrétiens[2] pour faire le Journal chrétien (car ils sont tout autant à cette édifiante besogne), je ne vois pas pourquoi il faudrait moins de trois ou quatre pauvres diables pour faire un Dictionnaire diabolique. Il n’y a pas jusqu’à l’imprimeur qui ne soit aussi un pauvre diable, car assurément il n’a su ce qu’il faisait, tant l’ouvrage est misérablement imprimé. Soyez donc tranquille, mon cher et illustre confrère, et surtout n’allez pas faire comme Léonard de Pourceaugnac, qui crie[3] : Ce n’est pas moi, avant qu’on songe à l’accuser. Il me parait d’ailleurs que l’auteur, quel qu’il soit, n’a rien à craindre ; les pédants à petit rabat n’ont pas le haut du pavé ; les pédants à grand rabat sont allés planter leur choux[4]. L’ouvrage, quoique peu commun, passe de main en main sans bruit et sans scandale ; on le lit, on a du plaisir, et on fait le signe de la croix pour empêcher que le plaisir ne soit trop grand, et tout se passe fort en douceur. Il y a pourtant une femme de par le monde qui, se trouvant offensée de ce que l’auteur ne lui a pas envoyé cet ouvrage, assure que c’est un chiffon posthume de Fontenelle, parce que l’auteur, en parlant de l’amour, dit (avec beaucoup de justesse, selon moi) que c’est l’étoffe de la nature que l’imagination a brodée[5]. Pour moi, je trouverais cette phrase très-bien, quand même l’abbé Trublet serait de mon avis. Je ne vous nomme point cette femme ; mais vous la connaissez de reste, et vous êtes, après Fréron, la personne qu’elle estime le plus[6]. Les lettres que vous avez la bonté de lui écrire ne l’empêchent pas de prendre grand plaisir à celles de l’Année littéraire, dentelle goûte fort les gentillesses, qui à la vérité ne sont pas du Fontenelle. Ah, mon cher maître ! que les lettres et la philosophie ont d’ennemis ! Les ennemis publics et découverts ne sont rien : ceux-là, on les secoue et on les écrase ; ce sont les ennemis cachés et puissants, ce sont les faux amis qui sont à craindre. Je me pique de savoir démêler un peu les uns et les autres, et assurément ils ne peuvent pas se vanter de m’avoir pris pour dupe. Votre contemporain d’Argenson est mort assez joliment[7] : une heure avant que d’expirer, il disait à son curé, qui lui parlait de sacrements : Cela ne presse pas. On dit pourtant qu’il a eu l’extrême-onction ; grand bien lui fasse ! C’est un homme que les gens de lettres doivent regretter ; du moins il ne les haïssait pas.

Ma bonne amie de Russie[8] vient de faire imprimer un grand manifeste

  1. Saint Thomas d’Aquin.
  2. Les abbés Trublet, Joannet, et Dinouart.
  3. Monsieur de Pourceaugnac, acte II, scène v.
  4. Les membres du parlement allaient passer dans leurs terres le temps des vacances.
  5. Voyez tome XVII, page 172.
  6. C’était la marquise du Déffant.
  7. On avait fait d’autres rapports à Voltaire ; voyez les lettres 5759 et 5767.
  8. Catherine II ; son manifeste est dans le Journal encyclopédique du 1er octobre 1764.