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livrer aux beaux-arts et au plaisir ; tout cela n’est plus pour moi.

Le roi de Prusse passe donc pour avoir fait une épitaphe latine à ce pauvre Algarotti. Ce monarque est bien digne d’avoir le don des langues ; il n’a jamais appris un mot de latin. Pour moi, monsieur, je ne me soucie point d’épitaphe ; j’ai renoncé à toutes sortes de vanités pour ce monde et pour l’autre, et je me borne à vous aimer de tout mon cœur.


5740. — À MADAME LA BARONNE DE VERNA[1].
À Ferney, 11 auguste.

Nous nous écrivons, madame, d’un bord du Styx à l’autre. Nous sommes deux malades qui nous exhortons mutuellement à la patience ; mais la différence entre vous et moi, c’est que vous êtes jeune et aimable ; vous n’avez pas le petit doigt du pied dans l’eau du Styx, et j’y suis plongé jusqu’au menton. Vous écrivez de votre main et avec la plus jolie écriture du monde, et moi je peux dicter à peine. Je vous suis très-redevable de votre recette : il y a longtemps que j ai épuisé tous les œufs de mes poules, et la couperose, et le nitre, et le sel, et l’eau fraîche, et l’eau-de-vie. Ayez la bonté de considérer, madame, que des yeux de soixante-onze ans ne sont pas comme les vôtres, et sont fort rebelles à la médecine. J’avoue, madame, qu’on a quelquefois la vie à d’étranges conditions ; mais vous avez une recette dont j’use avec plus de succès que des blancs d’œufs : c’est de savoir souffrir, d’opposer la patience aux maux, de vivre aussi doucement qu’il est possible, et de tenir son âme dans la gaieté, quand le corps est dans la souffrance. Je voudrais, madame, pouvoir venir avec mon bâton de quinze-vingt auprès de votre chaise longue. Je vous crois philosophe, puisque vous faites tant que de m’écrire…

Il faut que vous ayez bien de la force dans l’esprit, puisque la faiblesse du corps en donne très-souvent à l’âme. Comptez, madame, que les vraies consolations sont dans la philosophie…

Une malade pleine d’esprit et de raison est infiniment supérieure à une sotte qui crève de santé. Vous ne pouvez pas danser, mais vous savez penser : ainsi je vous félicite encore plus que je ne vous plains. Je souhaite cependant que vos yeux puissent

  1. Cette lettre a été imprimée dans l’Almanach littéraire de 1786, page 48, avec les deux lacunes qui sont ici indiquées par des points. (B.)