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Tout cela s’arrangera comme on pourra, ainsi que toutes les bagatelles de ce monde.

Un autre reproche que vous me faites, c’est que je me suis vanté d’être votre confrère, et que je ne le suis pas tout à fait. Voici mon état :

J’ai des fluxions sur les yeux qui m’ont ôté l’usage de la vue des mois entiers ; elles se promènent quelquefois dans les oreilles, et alors je vois, mais je suis sourd ; elles tombent sur la gorge, et je deviens muet. Voilà un plaisant état pour courir après une jeune femme, à deux lieues de ma retraite. Les Parisiennes vont chez Esculape-Tronchin comme on va aux eaux de Forges ; mais l’air des Alpes fait plus de mal que Tronchin ne fait de bien. Il faut un corps d’Hercule pour vivre ici ; mais j’y suis libre, et j’ai trouvé que la liberté valait encore mieux que la santé. M’y voilà établi, je m’y suis fait une famille, je ne me transporterai point ; je mourrai, comme Abraham, dans le coin de terre que j’ai acheté, et ce sera ma seule ressemblance avec le père des croyants.

Vous avez vu, madame, par ma dernière lettre[1] que le caractère de Jean-Jacques est aussi inconséquent que ses ouvrages. J’espère que Mme la maréchale de Luxembourg me rendra la justice de croire que je ne hais point un homme qu’elle protège, et que je suis bien loin de persécuter un homme si à plaindre. Il n’a même été persécuté que pour des sentiments qui sont les miens, et je serais une âme bien noire et bien sotte de vouloir avilir une philosophie que j’aime, et de faire punir un homme accusé précisément des choses qu’on m’impute.

J’aime mieux vous parler de Corneille que de Rousseau ; j’avoue encore que j’aime mille fois mieux Racine. Faites-vous relire les pièces de ce dernier, si vous ne les savez pas par cœur, et vous verrez si, après avoir entendu dix vers, vous n’aurez pas une forte passion de continuer. Dites-moi si au contraire le dégoût ne vous saisit pas à tout moment quand on vous lit Corneille. Trouvez-vous chez lui des personnages qui soient dans la nature, excepté Rodrigue et Chimène, qui ne sont pas de lui ?

Cette Cornélie, tant vantée autrefois, n’est-elle pas, en cent endroits, une diseuse de galimatias, et une faiseuse de rodomontades ? Il y a des vers heureux dans Corneille, des vers pleins de force, tels que Rotrou en faisait avant lui, et même plus nerveux

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