Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome43.djvu/219

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teté des idées et des expressions, contre les convenances, enfin contre l’intérêt, m’a si fort épouvanté que je n’ai pas dit la moitié de ce que j’aurais pu dire. Ce travail est fort ingrat et fort désagréable, mais il a servi à marier deux filles[1] : ce qui n’était arrivé à aucun commentateur, et ce qui n’arrivera plus.

Adieu, madame ; supportons la vie, qui n’est pas grand’chose ; ne craignons pas la mort, qui n’est rien du tout ; et soyez bien persuadée que mon seul chagrin est de ne pouvoir m’entretenir avec vous, et vous assurer, dans votre couvent[2], de mon très-tendre et très-sincère respect, et de mon inviolable attachement.


5643. — À M.  DE CIDEVILLE.
Aux Délices, 10 mai.

Que vous êtes heureux, mon ancien ami, d’avoir conservé vos yeux, et d’écrire toujours de cette jolie écriture que vous aviez il y a plus de cinquante ans ! Votre plume est comme votre style, et pour moi je n’ai plus ni style ni plume.

Mme  Denis vous écrit de sa main ; je ne puis en faire autant. Il est vrai que l’hiver passé je faisais des contes, mais je dictais ; et actuellement je peux à peine écrire une lettre. Je suis d’une faiblesse extrême, quoi qu’en dise M. Tronchin ; et mon âme, que j’appelle Lisette, est très-mal à son aise dans mon corps cacochyme. Je dis quelquefois à Lisette : « Allons donc, soyez donc gaie comme la Lisette de mon ami. » Elle répond qu’elle n’en peut rien faire, et qu’il faut que le corps soit à son aise pour qu’elle y soit aussi, « Fi donc, Lisette ! lui dis-je ; si vous me tenez de ces discours-là, on vous croira matérielle. — Ce n’est pas ma faute, a répondu Lisette ; j’avoue ma misère, et je ne me vante point d’être ce que je ne suis pas. »

J’ai souvent de ces conversations-là avec Lisette, et je voudrais bien que mon ancien ami fût en tiers ; mais il est à cent lieues de moi, ou à Paris, ou à Launai, avec sa sage Lisette ; il partage son temps entre les plaisirs de la ville et ceux de la campagne. Je ne peux en faire autant ; il faut que j’achève mes jours auprès de mon lac, dans la famille que je me suis faite. Mme  Denis, maîtresse de la maison, me tient lieu de femme ; Mlle  Corneille, devenue Mme  Dupuits, est ma fille ; ce Dupuits a une sœur que j’ai

  1. Mlle  Corneille, puis sa belle-sœur Mlle  Dupuits.
  2. Saint-Joseph.