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point pour que cela fût ! Il m’a écrit, peu de jours avant mon départ[1], une lettre pleine d’amitié, par laquelle il me marque qu’il laissera la présidence vacante jusqu’à ce qu’il me plaise de venir l’occuper. Il m’a donné son portrait, m’a très-bien payé mon voyage, et m’a témoigné beaucoup de regrets de me voir partir. Ma satisfaction eût été parfaite si j’avais pu me trouver à Potsdam avec vous… Mais… Que je suis fâché de ce qui s’est passé ! Ce que je puis vous assurer, c’est que vous êtes regretté de tout le monde, le marquis d’Argens à la tête, qui est assurément bien votre serviteur et votre ami. Il ne dit pas la même chose, ni les autres non plus, du défunt président[2], à qui Dieu fasse paix.

Je n’ai point repassé par chez vous, parce que je comptais vous voir en allant en Italie ; mais des raisons de santé et d’affaires m’obligent à différer ce voyage ; en tout cas, ce n’est que partie remise : croyez que je ne préfère pas les rois à mes amis. Je ne suis point étonné que ce que vous savez soit bafoué à Genève comme à Paris par les gens raisonnables. Je ne serais pas fâché non plus que Jean-Jacques, tout fou qu’il est, fût réhabilité, pour l’honneur de la bonne cause qui a servi de prétexte à la persécution qu’il a éprouvée. Nous avons lu à Sans-Souci le Catéchisme de l’Honnête Homme, et nous en avons jugé comme vous, le révérend père abbé à la tête. Vous avez raison ; je suis bien peu zélé, et je me le reproche ; mais songez donc que le bon sens est emprisonné dans le pays que j’habite :


Que de prEn quoi peut un pauvre reclus
Que de prVous assister ? Que peut-il faire,
Que de prier le ciel qu’il vous aide en ceci ?

(La Fontaine, liv. VII, fab. iii.)

Savez-vous que Jean-George Lefranc, frère de Jean-Simon Lefranc, vient de faire une grosse Instruction pastorale[3] contre nous tous ? Il m’a fait l’honneur de me l’envoyer ; je l’ai renvoyée au libraire, et j’ai écrit à l’auteur en deux mots que sûrement c’était une méprise, et que ce présent n’était pas pour moi. J’avais projeté, pour toute réponse, de lui faire une chanson sur l’air :


Monsieur l’abbé, où allez-vous[4] ?
Vous allez vous casser le cou ;
VousVous allez sans chandelle, etc.


Achevez le reste, mon cher maître, il me semble que vous allez sans chandelle est assez heureux. Adieu, mon cher et illustre philosophe ; celui que je viens de quitter l’est plus que jamais en tous sens, et me l’a rendu aussi en tous sens plus encore que je ne l’étais. Je ne veux plus penser, comme

  1. La lettre du roi de Prusse avait été écrite deux jours avant le départ de d’Alembert ; voyez cette lettre dans l’édition des Œuvres de d’Alembert, Paris, Belin, 1821, tome Ier, page 5.
  2. Maupertuis.
  3. Voyez la note, tome XXV, page 1.
  4. Cette chanson a été faite sur l’abbé depuis cardinal Dubois. (B.)