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Vous me répondrez que la chose est bien difficile, et que la société serait perdue si l’on ne se moquait pas un peu de ceux qui nous sont le plus attachés. C’est le train du monde ; mais ce n’est pas le vôtre, et nous n’avons, dans l’état où nous sommes, vous et moi, de plus grand besoin que de nous consoler l’un et l’autre.

Je voudrais vous amuser davantage et plus souvent ; mais songez que vous êtes dans le tourbillon de Paris, et que je suis au milieu de quatre rangs de montagnes couvertes de neige. Les jésuites, les remontrances, les réquisitoires, l’histoire du jour, servent à vous distraire, et moi, je suis dans la Sibérie.

Cependant vous avez voulu que ce fût moi qui me chargeasse quelquefois de vos amusements. Pardonnez-moi donc quand je ne réussis pas dans l’emploi que vous m’avez donné ; c’est à vous que je prêche la tolérance : un de vos plus anciens serviteurs, et assurément un des plus attachés, en mérite un peu.


5586. — DE MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT[1].
Mercredi, 7 mars 1764.

Je me reproche tous les jours, monsieur, de n’avoir point l’honneur de vous écrire. Savez-vous ce qui m’en empêche ? c’est que je m’en trouve indigne. Votre dernière lettre m’a ravie, mais elle m’a ôté le courage d’y répondre. Qu’il est heureux d’être né avec un grand esprit et de grands talents ! et qu’on est à plaindre quand ce que l’on en a ne fait qu’empêcher de végéter ! Voilà la classe où je me trouve, et où je suis en grande compagnie. La seule différence qu’il y a de moi à mes confrères, c’est qu’ils sont contents d’eux, et que je suis bien éloignée de l’être d’eux, et encore moins de moi.

Votre lettre est charmante ; tout le monde m’en demande des copies. Vous me consolez presque d’être aveugle ; mais, monsieur, vous n’êtes point de notre confrérie. J’ai beaucoup interrogé M. le duc de Villars ; vous jouissez de tous vos cinq sens comme à trente ans, et surtout de ce sixième dont vous me parlez, qui fait votre bonheur, mais qui fait le malheur de bien d’autres.

J’ai lu vos quatre contes, dont vous ne m’avez envoyé que le premier. l’Éducation d’une fille et Macare sont imprimés ; ainsi je les ai. Mais je n’ai pu parvenir à avoir les Trois Manières. C’est bien mal à vous, monsieur, de n’accorder vos faveurs qu’à demi. J’aime Théone à la folie, c’est un bijou ; Églé est fort aimable ; pour Apamisse, je la trouve un peu sérieuse. Je n’ai lu ce dernier conte qu’une fois, et je n’ai pu en obtenir de copie ;

  1. Correspondance complète de la marquise du Deffant, édition de Lescure, 1863.