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cules et absurdes. Il a un jeune homme de qualité à élever, et il en fait un menuisier : voilà le fond de ce livre ; mais il introduit au troisième tome un vicaire savoyard, qui sans doute était vicaire du curé Jean Meslier. Ce vicaire fait une sortie contre la religion chrétienne avec beaucoup d’éloquence et de sagesse. Vous avez su que l’archevêque de Paris a donné un mandement violent contre Jean-Jacques ; que Jean-Jacques, poursuivi d’ailleurs par le parlement de Paris, brûlé à Genève sa patrie, brûlé à Berne, c’est-à-dire dans la personne de son livre, s’est retiré dans un désert près de Neuchâtel, qui appartient au roi de Prusse. C’est de là que ce pauvre martyr écrit une lettre de deux cents pages à l’archevêque de Paris, intitulée Lettre de J.-J. Rousseau à Christophe de Beaumont. Il est fort difficile d’en avoir des exemplaires : s’il m’en tombe entre les mains, je tâcherai de vous les faire parvenir contre-signés. Adieu, monsieur ; continuez à détruire l’erreur et à aimer vos amis. Daignez toujours me compter parmi ceux qui vous sont le plus dévoués.


5269. — DU CARDINAL DE BERNIS.
Au Plessis, le 24 avril.

Notre secrétaire m’a envoyé l’Héraclius de Calderon, mon cher confrère, et je viens de lire le Jules César de Shakespeare ; ces deux pièces m’ont fait grand plaisir, comme servant à l’histoire de l’esprit humain et du goût particulier des nations. Il faut pourtant convenir que ces tragédies, tout extravagantes ou grossières qu’elles sont, n’ennuient point ; et je vous dirai, à ma honte, que ces vieilles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyez les tableaux de Paul Véronèse, de Rubens, et de tant d’autres peintres flamands ou italiens ; ils pèchent souvent contre le costume, ils blessent les convenances et offensent le goût, mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces défauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques. Au reste, je ne suis point étonné que le peuple anglais, qui ressemble à certains égards au peuple romain, ou qui du moins est flatté de lui ressembler, soit enchanté d’entendre les grands personnages de Rome s’exprimer comme la bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous paraissez étonné que la philosophie, éclairant l’esprit et rectifiant les idées, influe si peu sur le goût d’une nation. Vous avez bien raison ; mais cependant vous aurez observé que les mœurs ont encore plus d’empire sur le goût que les sciences : il me semble qu’en fait d’art et de littérature, les progrès du goût dépendent plus de l’esprit de société que de l’esprit philosophique. La nation anglaise est politique et marchande ; par là même elle